Public, privé, politique : Internet au 21e siècle - Benjamin Bayart

Benjamin Bayart

Titre : Public, privé, politique : Internet au 21ème siècle
Intervenant : Benjamin Bayart
Lieu : Hack2g2 - Vannes
Date : mai 2017
Durée : 1 h 34 min
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Licence de la transcription : Verbatim
Illustration : Benjamin Bayart, président du FAI associatif FDN (French Data Network) Wikimedia Commons, licence Creative Commons CC-BY-SA-2.0
NB : transcription réalisée par nos soins.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas forcément celles de l'April.

Description

Président de la Fédération des FAI associatifs, cofondateur de la Quadrature du Net (entre autres), Benjamin Bayart traitera le sujet des notions d'espaces public et privé, qui permettent de définir les contours de la vie de la cité ou, autrement dit, la politique. C'est la différenciation de ces espaces qui vont permettre l'apparition de nos démocraties modernes au 18e siècle. L'arrivée d'Internet, au 21e siècle entraîne la modification de ces notions d'espaces public et privé. Ce sujet sera aussi l'occasion d'explorer des questions liées à l'hyper-centralisation de nos services en ligne, la vie privée, le cloud ou encore le rôle des hackers pour faire et penser ces changements.

Transcription

Organisatrice : Bienvenue à ceux qui nous ont rejoints depuis tout à l’heure. On va enchaîner avec monsieur Benjamin Bayart de la Fédération FDN et de La Quadrature du Net qui va nous parler de privé, public, politique : Internet au 21e siècle. L’intervenant suivant n’a pas pu venir, malheureusement, il a un petit problème donc la conférence va déborder sur l’heure, du coup on aura plus de Benjamin Bayart, une heure voire un peu plus pour les questions et après on reprendra, après la conférence, avec le workshop de Sébastien, sur Burp. Donc ceux qui n’ont pas fini ou qui veulent reprendre le train en route c’est possible ; le village des assos sera encore là, il y aura encore makerspace et puis Grifon [Fournisseur d'Accès à Internet Associatif Rennais], vous pourrez aller leur parler ; il y a du café, il y a des crêpes et on reprendra après vers 16 heures-16 heures 30 pour la dernière conférence de syl sur le réseau Tor et Nos Oignons. Voilà.

Benjamin Bayart : On va laisser tranquillement le temps aux gens d’arriver. Quelques petites précisions avant de commencer : j’ai préparé mes diapos comme toujours à la dernière minute donc s’il y a des fautes d’orthographe j’assume, c’est de ma faute, tant pis. J’ai tout bien préparé pour comme si je faisais 45 minutes, c’est-à-dire où moi je parle 25 minutes et où après on discute ensemble 20 minutes. Cependant j’ai suffisamment de choses dans la tête sur le sujet pour faire plus, donc il y a des risques que je déborde un petit peu. Alors comme pour une fois je ne vais pas en parler.

Donc je me présente, moi je m’appelle Benjamin Bayart, je suis président de la Fédération FDN1 depuis sa création en 2011 ; je suis membre cofondateur de La Quadrature du Net2 depuis que c’est devenu une association loi 1901 et non plus une association de fait ; je suis impliqué dans deux ou trois autres méfaits du même genre, mais je ne les ai pas tous mis parce qu’il n’y avait qu’une seule diapo et je ne vais pas du tout vous parler de technique et je ne vais pas du tout vous parler de sécurité informatique. En revanche, je vais essayer de vous faire réfléchir sur un point précis et assez compliqué qui se résume assez bien en privé, public, politique ; vous allez voir, ce n’est pas l’angle habituel, ça va croiser plein d’angles que vous croisez déjà si vous réfléchissez un peu autour d’Internet et autour de l’informatique, mais ce n’est pas celui auquel vous êtes entraîné.

Le plan ne présente aucun intérêt puisqu’il reprend les trois mots et qu’il y a juste définition et conclusion à la fin, donc il n’est pas drôle.

Si j’essaye de vous faire un résumé en quelques minutes de ce que je raconte d’habitude en conférence, en général j’explique ce que c’est qu’une société, j’explique qu’une société c’est la somme des interactions entre les individus, que donc ce qui fait la société humaine c’est la somme des interactions entre les humains ; interactions, ça peut être se dire bonjour ou ça peut être se faire la guerre, tout ça ce sont des interactions entre êtres humains.

Internet change la façon dont les humains communiquent donc Internet change la société que nous faisons. En général, au bout d’une heure et demie d’explications, je vous explique que c’est le contraire. Ah oui ! Parce que si je dis Internet change la société, on suppose qu’il y a une société jolie, bien portante, posée genre façon Blob sur la table et puis que quelqu’un, qui n’est pas dedans, sort de sa poche un Internet, le pose sur la société et que ça la déforme. C’est qui ? Soit on accepte l’hypothèse divine – moi j’aime bien –, on suppose qu’Internet est envoyé par Dieu aux hommes pour les rendre meilleurs, vous voyez, une espèce d’approche messianique du truc. Bon ! J’aime bien, je suis pas certain que scientifiquement ce soit super défendable.
Sinon il faut bien admettre, Internet est l’outil dont nos sociétés se sont dotées pour changer. Ça c’est radicalement différent parce que ça, ça vous dit que lutter contre ça n’a pas de sens. Internet n’est pas un phénomène extérieur contre lequel on peut lutter, c’est un phénomène intérieur. Ce n’est pas parce qu’Internet arrive que nos sociétés changent, c’est parce que nos sociétés changent qu’Internet arrive. C’est bien dans cet ordre-là. Exactement comme – souvent je fais des parallèles avec l’imprimerie – ce n’est pas parce que Gutenberg s’est cogné un matin la tête et a inventé l’imprimerie que soudain, le lendemain matin, on commençait la Renaissance. C’est parce qu’il y avait une pression de la société à produire de la connaissance et à sortir du Moyen Âge, que les techniques en place ne le permettaient pas, que le premier qui a eu une idée pas complètement idiote, cette idée a été immédiatement adoptée et s’est propagée parce qu’elle était attendue. C’est bien dans cet ordre-là.

L’autre chose que j’explique régulièrement ça relève de ce que racontait Mac Luhan – alors pour vous aider à situer, le mec, qui a théorisé ce que fait Internet, il est mort en 1980. OK ! Mac Luhan vous voyez tous qui c’est, évidemment. Non ! C’est un monsieur qui s’est intéressé aux médias et il explique que le plus intéressant dans ce que fait un média, ce n’est pas le contenu, c’est le média lui-même. Le message c’est le média.

Si je caricature, l’oral définit une structure de société ; tant qu’il n’y a que l’oral, on a une structure de société, elle porte un nom, c’est la société d’avant l’écriture. Allez, on va tester les gens pour de la culture : une société d’avant l’écriture ça s’appelle ? Préhistorique, il y a un mot pour ça, c’est préhistorique. L’arrivée de l’écriture fait qu’on rentre dans ce qu’on appelle l’histoire ; c’est l’invention de l’État et c’est l’invention de la loi. L’existence de l’imprimerie change les choses puisque ça fait que la connaissance se diffuse, que tout le monde peut se mettre à avoir accès à des textes alors qu’avant seuls quelques très rares lettrés pouvaient y avoir accès. Aujourd’hui, si vous cherchez, quelque chose comme 85 à 90 % de la population française sait couramment lire. Ce n’est absolument pas le cas en 1500 quelque chose quand Gutenberg se cogne la tête et invente l’imprimerie, 1400 quelque chose.

Le fait de changer le média, indépendamment du contenu, change la structure sociale qui en résulte. Internet fonctionne de manière différente de ce qu’était la télévision, de ce qu’était la radio, de ce qu’était l’imprimerie ou de ce qu’était l’oralité. Donc Internet va amener des structures sociales qui ne sont pas les mêmes et qui ne sont pas encore pensées parce qu’on ne sait pas ce que ça produit.

J’utilise souvent cette image en disant que ce que change Internet ce n’est pas la toile qu’on est en train de tisser pour faire la société, c’est le fil avec lequel on est en train de tisser la toile. Ce qu’on change est assez profond. Il y a un angle que je laisse toujours dans le noir dans mes conférences parce que c’est l’angle sur lequel je suis parfaitement incompétent ; je ne suis pas fou je ne vais pas vous exposer mes trous !
Quand je dis ça, quand je dis le ce que je change c’est le fil avec lequel on tisse la société qu’est-ce que je raconte ? Je dis, en fait, que parce qu’on a changé la façon dont les humains communiquent entre eux, on change la façon dont les humains fonctionnent. C’est un point de vue de psychiatre, quelque part. Il y a forcément un effet sur le développement psychologique de cet engin-là puisqu’on ne structure pas la société de la même façon, les individus ne communiquent pas de la même façon. Or, la façon dont les individus communiquent ça les structure entièrement ; les gens qui vont bien ou qui ne vont pas bien ce sont des histoires toujours de comment ils interagissent avec les autres, rarement de comment ils interagissent avec les chaises, vous voyez. On a souvent plus de problèmes à régler en psychanalyse à cause de son père ou de sa mère qu’à cause de son berceau ; c’est toujours les interactions entre individus qui forment.
J’ai eu le plaisir, il n’y a pas tout à fait un an, de faire la conférence d’ouverture d’un congrès de psychiatres où j’ai pu constater qu’ils ne savent pas. Voilà ! Ils ne savent pas ! On arrivait à faire émerger des éléments, on arrivait surtout à faire émerger des questions. Moi, ce qui m’a le plus frappé dans les échanges avec la salle à la fin, c’est une dame qui est pédopsychiatre, qui fait du soin clinique sur des gamins et qui dit que depuis quelques années on voit arriver des enfants — quand je dis des gamins ce n’est pas 20-25ans comme vous, ce sont des petits, à l’âge où ils sont encore gentils —, on voit débarquer des gamins qui ont manifestement des troubles psys non répertoriés, dont on ne sait pas ce que c’est. C’est extrêmement intéressant. Ça veut bien dire qu’il y a quelque chose dans le développement des personnes qui est en train de changer et on ne sait pas bien ce que c’est.
Donc ça c’est ce que je raconte d’habitude ; normalement ça, ça me fait deux heures et demie. Bien. Et ce n’est pas de ça que je vais vous parler, mais c’est pratique d’avoir rappelé ça parce que ça donne quelques bases sur pourquoi je suis en train de creuser, où est-ce que je creuse, et pourquoi est-ce que j'essaye de comprendre ça. Bien !

Qu’est-ce que c’est que la politique moderne ? C’est la règle commune qui s’applique à l’espace public, en gros ; la politique comme on la comprend depuis quelques siècles, c’est ça. C’est comment on définit la règle commune et c’est la règle qui va s’appliquer dans l’espace public.

En effet, le plus souvent, la règle commune ne s’applique pas dans l’espace privé ; typiquement l’interdiction de fumer dans les lieux publics ne s’applique pas dans ma chambre. La règle publique, je prends un exemple très simple : le code de la route ne s’applique pas sur le parking de l’université ; et non, je déconne pas, ce n’est pas un lieu public donc le code de la route ne s’applique pas. Si vous brûlez une priorité ce n’est pas grave, si vous brûlez un sens interdit on ne peut pas vous mettre un PV sur le parking. Dès qu’on ré-atteint l’espace public la règle commune s’applique. Mais il faut comprendre c’est quoi l’espace public ?

Ici on n’est pas dans un espace public ;ici on est dans un espace privé. En fait, ce qui caractérise l’espace public c’est le fait qu’il s’y produise des choses que je ne sais pas prédire ; c’est le fait que je me retrouve confronté à des gens auxquels je ne m’attends pas. Or ici, je ne croise que des gens auxquels je m’attends. C’est-à-dire je ne croise que des gens qui sont plutôt blancs, plutôt mecs, plutôt éduqués, qui comprennent ce que c’est que de l’informatique, à qui je ne fais pas peur quand je parle d’Internet. Vous voyez ; on forme, en fait, une espèce de frange extrêmement homogène de la société avec très peu de variantes et très peu d’écarts à la norme.

L’espace public c’est le couloir du métro à Paris où je vais croiser n’importe qui, beaucoup plus n’importe qui que dans les rues de Vannes, c’est plus hétéroclite Paris. Mais la définition de l’espace public c’est ça : c’est le fait de se retrouver confronté à l’autre et à l’autre en ce qu’il est imprédictible ; je ne sais pas qui, je n’ai pas choisi de le voir. Quand je suis monté dans mon TGV hier soir, je savais que je venais voir des gens qui seraient plutôt blancs, plutôt mecs, plutôt éduqués et plutôt informaticiens, je savais à peu près ! Je n’étais pas tout à fait certain de la moyenne d’âge mais c’est la seule petite surprise d’une assemblée de geeks à l’autre ; chez vous c’est plutôt 25 ans, 20-25 ans la moyenne d’âge ; souvent on a des publics qui sont plutôt autour de 30-35 ans, mais c’est toujours exactement le même extrait de la population. L’espace public ce n’est pas ça.

Et en fait, l’interaction qui est compliquée à régir, qui exige une règle commune, c’est celle entre des gens qu’on ne peut pas prédire ; c’est celle où on est confronté à un autre, imprévu, qu’on n’a pas choisi, qu’on n’a pas choisi de voir.

Typiquement ici, on peut avoir des codes sociaux qui sont extrêmement différents et qui ne sont même pas forcément écrits sur ce que signifient les différents stickers qu’on a sur son ordinateur ou la quantité qu’on en met ; sur le fait que quand on veut s’afficher très geek, l’écran de l’ordinateur est couvert de stickers ; quand on veut s’afficher geek modéré il y en a cinq-six ; et quand on ne s’assume absolument pas ou qu’on nie, on fait comme moi on en met deux. Le plus frappant que j’ai vu c’était dans une réunion à Bruxelles avec des gens qui bossent sur les Télécoms où le mec en face de moi, qui représentait le régulateur finlandais je crois, avait un sticker sur son Netbook. Pour quelqu’un qui bosse dans la régulation des Télécoms côté officiel, avoir un sticker ! Il venait avec un blouson de cuir, une crête rouge c’était pareil quoi ! Voilà !

Tout ça est très codifié ; le code change en fonction du lieu et tout ça, tous ces codes qui ne correspondent pas à la loi commune tiennent au fait que ce n’est pas un espace public.

Si le numérique joue un rôle si grand dans le fait qu’on est en train de changer les gens et qu’on est en train de changer la société qu’on fabrique, où est l’espace public numérique ? Parce que si on veut parler de politique, donc de comment on régit l’espace public, où est l’espace public ? C’est quoi l’espace public numérique ? Eh bien vous allez voir, ce n’est pas simple comme question.
Un site web est-ce que c’est un espace public ? Eh bien non ! Ça vous est déjà arrivé sur un site web de rencontrer quelque chose que vous n’aviez pas prévu ? Je suis allé sur le site de l’université, j’ai rencontré tout ce à quoi je m’attendais, c’est-à-dire pas que ce je cherchais, évidemment, mais tout ce à quoi je m’attendais c’est-à-dire des tas de choses pas forcément intéressantes, des descriptions de formation qui ne sont pas celles que je veux ; tout sauf l’horaire d’ouverture de la BU [Bibliothèque universitaire]. Vous voyez, on n’est pas surpris !
Quand vous allez sur tel ou tel site facho, vous allez croiser tout ce à quoi vous vous attendez et il n’y a pas d’inattendu ! Vous n’allez pas croiser sur – non je n’ai pas envie de donner leurs noms – voilà, n’importe lequel des sites fachos, vous n’allez pas croiser une tribune enflammée contre les discriminations ou pour la défense de Christiane Taubira ou expliquant à quel point, en fait, en effet il ne faut pas faire le mariage pour tous, il faut faire le mariage pour personne parce que voilà ! Ou prônant l’amour libre ou que sais-je ! Et vous ne serez pas surpris ! Si vous allez sur des sites anars lire des textes de réflexion politique, vous ne serez pas surpris par ce que vous avez vu parce que vous n’êtes pas tombé là par hasard.

Donc non, les sites web, pas vraiment de l’espace public ; c’est de l’expression publique si on veut, parce que quand je publie sur mon blog ou quand il y a des gens qui viennent commenter, c’est une expression en public : n’importe qui peut venir lire, mais ça va jamais tomber sous le regard de quelqu’un qui ne s’y attend absolument pas. Les gens ne tombent jamais par hasard sur mes billets de blogs ; ou bien ils ont cherché trois mots clés dans un moteur de recherche, le moteur de recherche a affiché trois lignes, ils ont cru que ça pouvait être intéressant et puis ils sont venus lire, mais ce n’est pas du hasard ça ! Ou bien ils ont lu un message de quelqu’un disant « ah, va voir il y a Benjamin, il ne raconte que de la merde dans son dernier billet, c’est là. » Ils savent qu’ils vont lire de la merde, on les a prévenus. Il n’y a pas de hasard là-dedans ; il n’y a pas de confrontation à l’autre imprévisible ; c’est très restreint en fait.

Les réseaux sociaux, c’est une autre forme d’entre soi. Vous suivez les gens que vous connaissez ou que vous appréciez, en général des gens qui vous ressemblent, en moyenne ; pas des gens totalement différents, très peu ! Et en fait, ce que vous suivez sur les réseaux sociaux correspond à ce que vous avez décidé de suivre. Ce que vous voyez sur les réseaux sociaux correspond à ce que vous avez décidé de voir, que ce soit manipulé ou pas ! Parce que bien évidemment il y a sur les grands réseaux sociaux toute la couche de décision basée sur des statistiques, qu’on nomme algorithmique dans la presse grand public, qui contraint encore plus ; c’est-à-dire que pour le coup, vous ne voyez même pas tout ce qui est publié par les gens que vous suivez, mais ce dont le petit moteur d’intelligence artificielle a décidé, par analyse statistique, que c’était le plus probable de vous plaire ; c’est en fait ce qui ressemble le plus à ce que vous avez lu la dernière fois ! Vous voyez ! Dans le genre la confrontation à l’imprévu c’est réduit de chez réduit ! C’est-à-dire même si vous vous aviez introduit un petit peu d’entropie dans le système en disant « ah ben tiens, tous les vendredis je choisis deux comptes complètement au hasard dans Twitter et je clique » ; même si vous vous avez rajouté comme ça dans les comptes que vous suivez un petit peu d’entropie, Twitter va l’enlever. Parce qu’il va dire « eh bien non, d’habitude Benjamin ne regarde pas les trucs qui parlent de ça donc hop ! Je ne lui montre pas ou je lui montre moins. »

La partie espace public diminue grandement ; on retrouve quelque chose de l’espace public dans les forums de discussion à la IRC. Pour le coup, des fois, on voit débarquer des gens auxquels on ne s’attend pas sur un canal IRC ; en général ils foutent la merde ; neuf fois sur dix ce sont des robots. Mais c’est à peu près la seule forme, là comme ça, quand je préparais mes quelques diapos ce matin, la seule forme de confrontation à l’imprévu que j’ai retrouvée.

Donc en fait, l’existence des bulles filtrantes qu’elles soient algorithmiques ou qu’elles soient celles que je fabrique de manière naturelle…
Juste histoire de faire comme ça une petite étude statistique, ceux dans la salle qui ne savent pas ce qu’est Mastodon, levez la main ! Une très petite minorité. OK ! C’est un outil de réseau social qui a la particularité de n’appartenir à aucun grand groupe et donc de n’être pas soumis aux travers de la bulle filtrante, ni pour des raisons publicitaires, ni pour des raisons algorithmiques, enfin voilà ! Et donc même sur Mastodon où je vois tout ce que publient les gens que je suis, je crée une bulle filtrante puisque les gens que j’ai choisi de suivre, que j’ai choisi d’inviter dans ma timeline comme si je les avais invités à discuter dans mon salon, c’est une forme d’espace pas tout à fait privé mais pas vraiment public. Bien !

Du coup, puisqu’on n’arrive pas à définir ce que c’est que de l’espace public on va peut-être réussir à définir ce que c’est que de l’espace privé et on se dira que tout le reste est public. Parce que c’est souvent ça qu’on vous dit, c’est « faites attention quand vous écrivez sur Facebook, ce n’est jamais tout à fait privé donc considérez que c’est public. » On vient de voir que pas vraiment ! C’est public au sens où c’est dehors ; ce n’est pas public au sens où vous allez croiser de l’inconnu.

Ça c’est une diapo sur laquelle je peux vous faire une heure ; s’il y en a une que j’aurais dû développer ce serait celle-là et elle aurait fait à peu près autant de diapos qu’il y a de lignes.

Une atteinte à la vie privée c’est quelque chose d’assez compliqué à définir et, en particulier, ce n’est pas la même chose en droit français et en droit américain.
Si vous décidez d’aller fouiller dans mon compte Twitter pour remonter des choses à contretemps, c’est une forme d’atteinte à la vie privée. Oui ! C’est exactement comme si vous alliez rechercher l’enregistrement d’une conversation que j’ai eue au bistrot il y a trois ans, où j’étais en train de pleurer dans ma bière comme un con, et que vous la ressortiez dans un contexte qui n’a rien à voir. Certes j’étais en public, j’étais au bistrot – je pouvais chouiner dans ma bière à la maison –, ça ne veut pas dire, le fait que ça a été fait en public, que vous avez le droit de le ressortir à tout propos. C’était en public certes, mais il n’y avait pas des millions de personnes ; on était en petit comité.
Si vous ressortez ce que j’ai publié à l’ouverture de mon compte Twitter en 2009 quand j’avais 50 followers, ce que je disais s’adressait à 50 personnes. Maintenant qu’il y en a 13 000 qui me lisent, je ne dis plus les mêmes choses. Donc ressortir hors contexte et remettre en avant ce que j’ai dit précédemment, quand bien même je l’ai dit en public, c’est une forme d’atteinte à la vie privée.

C’est la première des formes d’atteinte à la vie privée qu’on arrive à expliquer aux enfants. Quand ils jouent un peu avec leur compte Facebook il y a un truc. Si certains d’entre vous finissent mal et donc échouent à faire la guerre contre les autres et se retrouvent à faire de l’enseignement, vous voyez, un truc socialement utile, si vous voulez expliquer ça aux enfants, il y a un moyen très simple : quand l’enseignant trouve les comptes Facebook de ses élèves et puis il clique sur « ajouter comme ami », il arrive que les élèves, inconscients, répondent « oui » et vous remontez toute la timeline, puis vous choisissez quelques éléments et vous en faites un récit, un récit de trois-quatre paragraphes disant « l’an dernier tu étais en vacances à La Baule, tu as joué sur la plage avec Marie, etc. » , juste un petit récit de trois-quatre paragraphes, et puis vous lui donnez en cours, pas en le disant à tout le monde, ça ne se fait pas, c’est très mal ; juste vous lui donnez en lui disant « tiens ! » Immédiatement sa réponse ce sera : « Comment vous savez ça ? Comment ça se fait ? Ce n’est pas normal ! » Voilà. Il y aura une notion d’atteinte à son intimité : ça c’est la notion de vie privée.

On voit bien que sur les réseaux sociaux il n’y a pas tellement de vie privée puisque tout ce que j’ai dit reste, à moins que je ne prenne des précautions particulières pour vider. Ça ne fonctionne pas.

Ensuite il y a une deuxième notion qui est la notion d’intimité. Quiconque a suivi ce qui se passe sur tout ce qui est sécurisation des machines, sécurisation des données. Notion d’intimité ! Quand même les sextoys sont connectés et piratés, ça devient compliqué d’être tout seul quoi !

II y a une deuxième grandeur qui est la quantité de données qui se collectent. Je ne vais pas prendre l’exemple de la montre connectée parce que je n’en ai pas ; ma montre à moi elle fait tic-tac donc elle ne me surveille pas. Ça [téléphone portable], ça me surveille en permanence ; je ne parle même pas du fait qu’on puisse activer le micro à distance, je ne parle même pas des choses compliquées ; ça, ça a dit où je suis. Mon opérateur réseau sait où je suis, tout le temps ; s’il veut, il a les infos. Vous allez me dire « oui, il sait que je suis à Vannes » ; ça, même la SNCF le sait, c’est dire si c’est public ! Non ! Ça, ça dit à quelques mètres près où je me trouve puisque je suis connecté par radio à cinq antennes, une qui est à telle distance, une qui est à telle l’autre, une qui est à telle autre ; vous avez tous fait un petit peu de maths, prenez un compas, une carte, les antennes, vous faites des ronds et vous verrez, à l’intersection c’est moi. Ça, ça dit tout le temps où je suis ; ça collecte en permanence des infos sur moi et ça collecte des infos que je ne publie pas. Quand je publie sur Twitter que j’ai été me bourrer la gueule, quelque part c’est ma faute si tout le monde le sait. Mais là on a des objets, on a des éléments qui, en permanence, collectent des données sur moi.

Facebook collecte en permanence des données sur ma navigation web, alors que je n’ai pas de compte Facebook ! Juste le petit « F + 1 » en bas de la page, à chaque fois il ping chez Facebook et c’est toujours le même cookie, donc on sait toujours que c’est moi qui ai lu tel article, qui suis resté 17 minutes en train de lire tel article, qui suis resté 40 secondes en train de lire tel autre, qui ai passé 1 heure 10 sur telle vidéo, etc. Tout ça collecte des données sur moi en permanence, sans mon accord ! C’est ce que j’appelle la surveillance privée.
Parce que quand on parle surveillance, tout le monde entend loi renseignement, Edward Snowden, le gouvernement surveille la population. Oui, bien sûr, le gouvernement surveille la population surtout en France et ça c’est une vieille tradition chez nous. La France est par tradition un état policier et par tradition un État qui a peur de sa population. D’un autre côté on les comprend ! On fait partie des gens qui avons pris pour habitude de couper en deux les dirigeants, séparer le menton des épaules, bon ! Ça laisse des souvenirs ! Donc ils gardent en tête que quand le peuple grogne il faut calmer le jeu parce que ça va chier ! Ce n’est pas incompréhensible comme réflexe, il y a un fond de bon sens derrière.

Donc la surveillance publique on voit ce que c’est, on voit ce que ça a de malsain.
La surveillance privée, on l’a moins en tête.

La surveillance sociale, c’est quelque chose dont on a presque perdu l’habitude. Je ne sais pas qui parmi vous a grandi dans une commune où il y a moins de 500 habitants ; il y en a quand même quelques-uns. La surveillance sociale c’est ce que vous vivez dans le village : vous ne pouvez rien faire sans que tout le monde soit au courant, mais rien ! Rien ! Même pas dire bonjour à celui à qui il ne faut pas dire bonjour ; tout le monde le saura, il y aura une mémé à une fenêtre, il y aura quelqu’un qui vous aura vu ; rien ! Tout le monde le saura, vous ne pouvez rien faire ! Vous êtes contrôlé en permanence.
La surveillance sociale, moi qui ai grandi en banlieue parisienne, c’est plus soft. Dès que je suis à plus de 100 mètres de chez moi plus personne ne sait qui je suis. Si jamais je pousse jusqu’à la capitale et que je descends dans le métro, la probabilité que quelqu’un sache qui je suis est faible, plus que faible. En fait, je suis devenu totalement anonyme et donc totalement non surveillé à moins de dix minutes de chez moi. On est tous habitués à ça.

Ça ne marche pas sur les réseaux sociaux ; vous êtes en permanence surveillé par des gens qui savent qui vous êtes ; vous êtes suivi, c’est même le mot qu’ils utilisent. Vos followers sur Twitter sont des gens qui vous suivent et donc ils regardent tout ce que vous faites, ils suivent tout ce que vous dites. Et quand vous faites quelque chose qui est moralement répréhensible ils vous le disent tout de suite. Par exemple, un jour si vous voyez un tweet de moi disant que je mets à jour mon Windows, vous pouvez être certain que je vais me faire engueuler, mais je vais me faire chier sur la tête par une quantité incroyable de mes followers puisque je suis supposé être un ayatollah du logiciel libre ! Donc si jamais je commets le péché mortel qui consiste à avoir un Windows sur son ordinateur, mais il va m’en arriver ! Ouh là là ! Je ne vous raconte pas si je raconte que j’ai fait la mise en page d’un document avec Word ! Moi qui suis réputé être une des personnes les plus savantes sur LaTeX, machin, si je raconte que j’ai utilisé Word, je pense que certains de mes proches ne me parleront plus quoi ! Ça c’est de la surveillance sociale.

Du coup je suis en train de chercher : en ligne, c’est où la partie privée ? Elle est où ma vie privée ? Eh bien il n’y a presque rien en fait ; il n’y a presque rien ! Il y a des tout petits bouts : la discussion quand elle est uniquement entre deux personnes et encore ! Eh bien oui ! L’extrait de chat publié par votre ex, c’est déjà arrivé ? Pourtant vous avez en tête que ça pourrait arriver, parce que ça pourrait arriver ; c’est assez voisin du revenge porn comme idée.

Voilà, la notion de privé en ligne, elle n’est pas claire, elle est rare.

Il y a un point qui est particulièrement intéressant, je crois que j’y reviens après. Non. Il y a un point qui est particulièrement intéressant sur la notion de surveillance qui est l’effet de la surveillance. Ça c’est fondamental. C’est dommage que je n’aie pas prévu la version longue des diapos parce que si je l’avais fait je vous aurais mis une citation de, si ma mémoire est bonne, la Cour européenne des droits de l’homme, dans une jurisprudence restée célèbre qui s’appelle « Klass contre Allemagne » ; donc c’est un monsieur ou madame, je sais pas, Klass, qui attaquait l’Allemagne sur des histoires de surveillance – moi je connais bien ça parce que c’est un bout de jurisprudence qu’on utilise avec les exégètes amateurs quand on travaille sur les textes, sur la conservation des données personnelles et sur les problèmes de surveillance – et où en fait, ce qu’explique la Cour, c’est que le simple fait de pouvoir légitimement se croire surveillé, je n’ai pas dit d’être surveillé, j’ai dit de pouvoir légitimement se croire surveillé, change la façon dont les gens pensent et fait qu’on n’est pas en démocratie. Et ce n’est pas tout à fait anodin comme concept ça. Quand on se sait surveillé, on ne dit plus la même chose. Oui, vous savez bien, tant que maman regarde il ne faut pas dire de gros mots ; dès qu’elle a le dos tourné tranquille ! Mais, pas quand elle est là ! Ça c’est la partie visible de l’autocensure. Et puis vous avez la partie pas visible.

La partie pas visible est beaucoup plus dangereuse c’est celle qui se développe quand on fabrique de l’esprit de meute.

Ce qu’explique monsieur Habermas. Pour le coup, le fait que lui parle de ça je n’en sais rien, je n’ai pas été lire ; ce sont des gens plus savants que moi qui m’ont dit : « Il raconte très bien ça ». En fait, il y a longtemps, il n’y avait pas d’espace privé. En fait, le premier espace privé qui apparaît, c’est à peu près à l’époque de la Révolution industrielle, un petit peu avant, c’est ce qu’on appelle l’intérieur bourgeois. Avant cette période-là, avant l’apparition des grandes villes, avant l’apparition d’une bourgeoisie en ville, il n’y a pas d’espace privé. Dans les campagnes, si vous vous faites une image de la ferme avec la famille de paysans au Moyen Âge, ce n’est pas chacun sa piaule ; ça c’est une image très 20e siècle ; ce n’est pas chacun sa piaule : c’est tout le temps tout le monde dans la même pièce ; il n’y a aucun espace privé ; vous n’êtes jamais tout seul. L’idée que la maison soit pour une seule famille n’est déjà pas claire. Il y a aussi tous les ouvriers de la ferme qui dorment dans la grange ; il y a les enfants de tout le monde mélangés avec les enfants de tout le monde et, en gros, tout le monde vit dans la même pièce, les enfants, les parents, les grands-parents ; tout mélangé. La notion d’intimité n’est pas du tout celle que vous connaissez vous.

Et en fait, quand on n’est jamais seul, on ne peut pas développer une idée différente de celle du groupe. On n'a, en gros, que de la pensée de meute ; on ne peut pas développer une idée divergente si on n’est pas isolé de son groupe de référence. On ne peut pas développer une pensée divergente, structurée, si on ne sort pas, si on ne s’isole pas du groupe. Parce qu’en fait, au moindre petit mot que vous allez dire ou penser d’écart, tout le monde va vous dire « ah ben non, surtout pas ! »

Et en fait, quand on est jamais isolé de son groupe, ce n’est pas tellement qu’on s’autocensure, c’est qu’on ne pense plus un certain nombre de choses. Ce n’est pas la même chose que de les penser et de ne pas les dire : on ne les pense plus et ça, c’est un phénomène bien plus puissant et bien plus pervers. On fait disparaître certaines formes de pensée.
Et en fait, ce qu’explique Habermas, c’est que c’est l’intérieur bourgeois qui, en créant pour la première fois un espace privé, un espace où on peut ou bien penser quand on est seul, ou bien discuter à l’abri du groupe, discuter à deux ou à trois mais à l’abri du groupe, discuter en privé de la chose publique pour dire des choses qui ne sont pas en accord avec ce que pense la meute, ça c’est ce qui permet l’apparition de la philosophie des Lumières et l’apparition de la pensée politique au 18e siècle. C’est l’existence de l’intérieur bourgeois, c’est-à-dire c’est parce qu’il existe un espace privé qui n’existait pas auparavant qu’enfin existe un espace public, par opposition, et qu’on peut commencer à discuter de la façon dont on va régir l’espace public et que, donc, on peut enfin penser la politique moderne. Avant ça n’a pas de sens ; avant ça n’a pas de sens ! La seule politique publique c’est de savoir si on fait guerre ou pas à son voisin. Le reste, les règles de vie en commun ne se discutent pas, elles ne sont pas sujet à discussion puisque jamais une idée divergente n’apparaît ; il n’y a pas de débat ; il ne peut pas y avoir de désaccord ; il ne peut pas y avoir quelqu’un qui a théorisé le fait que le système féodal est formidable et quelqu’un qui a théorisé qu’il ne l’est pas et qu’il faut décapiter tous les nobles : ils ne peuvent pas débattre puisqu’ils ne peuvent pas développer ces deux idées conceptuellement trop séparées.

Donc l’apparition de l’intérieur bourgeois, d’après Habermas, joue un rôle clé en créant un espace privé qui est strictement nécessaire à la pensée politique, séparé de l’espace public, où s’exécute cette pensée politique.

Sur Internet, cette séparation n’est pas claire. Aujourd’hui, quand on essaye de réfléchir les problèmes politiques sur Internet, on voit émerger plein de difficultés qui sont de cet ordre-là.

L’esprit de meute je suis sûr que vous l’avez tous déjà croisé en ligne. Il y a une forme de bien-pensance à devoir hurler avec les loups et si on ne hurle pas avec les loups, on est un traître à la cause. Si je ne hurle pas avec les loups qui gueulent contre tel sujet, je suis un traître à mes amis sur tel sujet et ils vont me le reprocher.
La plus grande liberté qui me soit autorisée c’est de fermer ma gueule. Je ne peux pas dire quelque chose de divergent sauf à accepter de m’en prendre vraiment plein la tête et de perdre des amis, etc. Et ça, c’est quelque chose de fort et c’est quelque chose que vous ressentez, positivement et négativement. C’est-à-dire que vous ressentez le côté très frustrant de ne plus avoir le droit de pas être d’accord et vous ressentez très négativement, c’est-à-dire que « ah les salauds qui ont voté Le Pen quoi ! Merde ! » Ça c’est de l’esprit de meute ; ça c’est complètement de l’esprit de meute. À quel moment on s’est demandé pourquoi ? À quel moment on a essayé de comprendre ? Quand un premier ministre dit : « Comprendre c’est déjà excuser ! », en dehors du fait que ce monsieur est en train d’expliquer qu’il faut fermer les universités, ce qu’il raconte c’est de l’esprit de meute. Il est interdit de réfléchir, surtout si c’est pour envisager une opinion qui ne soit pas la sienne. Ça c’est un des effets qui semble lié à Internet. Je ne sais pas à quel point, mais ça semble lié et il y a là un nœud de complexité sur à quoi sert la notion de vie privée, à quoi sert le fait d’être chez soi.

Et en fait, exactement à l’opposé de ce qu’expliquait aeris3 ce matin, le seul endroit où je sois chez moi c’est quand je suis auto-hébergé, parce que c’est le seul moment où j’échappe à toutes les formes de surveillance. Où en fait, si mes données personnelles, c’est-à-dire les données biométriques de ma montre connectée, les données de mon frigo, tout ça, si toutes ces données-là ne sortent pas de ma sphère et de mon contrôle et sont sur une machine sur laquelle j’ai du pouvoir, en fait si j'ai le pouvoir de les détruire, alors c’est chez moi.

Je sais pas comment vous vous définissez l’endroit qui est chez vous ; on a tous notre petite définition. Quand j’étais jeune c’est l’endroit où il y avait mon chat, ma couette et mon ordinateur. Il se trouve que depuis le chat est mort, ça complique, mais on a tous une définition de « chez soi » et en fait, cette notion-là raccroche beaucoup à la définition d’un espace privé.
Chez soi ce n’est jamais un espace public, c’est toujours un espace privé. Un des éléments clé c’est le fait que vous en contrôlez l’accès. C’est vous qui décidez qui y rentre ou pas. Chez soi, chez un ado, c’est sa piaule, c’est très clair, et quand vous rentrez dans sa piaule ce n’est pas bien : vous violez son intimité ; vous nettoyez aussi mais vous violez son intimité.

Il y a là une complexité pour penser les modèles politiques qui émergent au 21e siècle sur laquelle j’ai plus de questions que de réponses, mais il y a là une difficulté puisque l’espace public a disparu, l’espace privé n’existe pas ou du moins pas dans le numérique, et que les politiques publiques ne peuvent plus se penser et ne peuvent plus se structurer. Il y a là quelque chose de bizarre. Je ne sais pas ce que ça donnera, mais ça nous dit bien que la notion de vie privée, de création d’un espace mieux séparé entre privé et public, serait probablement la condition de l’existence d’une pensée politique et d’une vie politique en ligne.
Donc la façon dont cette redéfinition bouge va forcément avoir un effet ; je sais pas quel effet ; j’ai l’impression qu’il y a quelque chose en cours là-dessus depuis quelques années.

Et en fait ça, ça ne définit pas les grands enjeux sociaux. Ça définit, ce que je viens de vous raconter, l’effet qu’a Internet sur le débat politique et comment le débat politique s’y passe et ce que le débat politique produit sur Internet.

Mais il y a un non-dit là-dedans qui d’abord est une forme d’élitisme, qui est une forme d’élitisme relativement classique : l’accès aux outils est réservé à une petite partie de la population et l’usage fait des outils est réservé à une petite partie de la population. Or, les outils numériques ont un effet sur tout le monde ! Le parallèle que j’utilise d’habitude en conférence c’est celui avec l’écriture. On peut être illettré, ça existe, on peut même être analphabète. Qui ne fait pas la différence entre illettré et analphabète ? On est analphabète quand on ne sait pas les lettres de l’alphabet ; on est illettré quand on n’a pas lu Voltaire. C’est la différence qui est entre connaître l’alphabet et avoir des lettres ; illettré c’est quand on n’a pas de lettres. Typiquement, quelqu’un qui sait déchiffrer des mots n’est pas analphabète ; quelqu’un qui sait lire un texte et dire « ah oui, ça parle de ça » n’est pas illettré.
Dans une société où tout le monde sait lire et écrire, le fait d’avoir des difficultés à le faire c’est un handicap. Donc l’écriture n’a pas que un effet sur les gens qui savent lire et qui, par là, changent la structure de la société ; ça transforme en handicapés les gens qui n’y ont pas accès.

Le numérique, en modifiant la façon dont les gens fonctionnent et donc en changeant la société, a un effet sur les gens qui n’utilisent pas de numérique, qui est de les rendre handicapés.
Si vous avez dans votre entourage quelqu’un qui n’a pas d’ordinateur, qui n’a pas d’adresse mail, qui n’a pas de téléphone portable, enfin d’ordinateur portable – c’est un ordinateur ça [téléphone portable], il est plus puissant que celui-là [ordinateur portable] – quelqu’un qui n’a rien de tout ça, eh bien dans la société d’aujourd’hui il est un peu handicapé ; il y a plein de choses qu'il ne peut pas faire !

Donc il y a une forme d’élitisme et qu’on retrouve tout à fait dans nos communautés. Typiquement dans les propos qu’on utilise, dans les mots, il y a une espèce de clivage entre les sachants et les idiots ; les gens qui sont incapables de sécuriser eux-mêmes leur machine sont considérés comme des idiots. Les gens qui sont capables de le faire sont considérés quand même un peu mieux. Il y a là une forme d’élitisme dans l’expression même, dans le choix des mots : le fait d’utiliser systématiquement un vocabulaire qui n’avait pas de sens il y a trois ans.
Moi je laisse traîner mes oreilles depuis ce matin, j’écoute parler les gens. Vous utilisez presque tous, et je fais ça aussi quand je jargonne, des mots qui n’existaient pas et qui n’avaient pas de sens il y a trois ans. Donc quiconque n’appartient pas à la même petite élite est exclu par le vocabulaire, sans même forcément être exclu par le contexte ou par la non connaissance, etc., juste par le vocabulaire.
Vous appelez cyber quelque chose qui, depuis 25 ans, s’appelle « sécurité informatique ». Je n’ai pas bien compris pourquoi il fallait le renommer. Oui, peut-être par marketing. C’est aussi une très bonne façon de marquer un entre soi, le fait d’avoir un vocabulaire fermé, changeant, que donc seuls les gens qui suivent la mode… C’est le même effet que la mode vestimentaire ; le fait de suivre la mode vestimentaire montre qu’on est en ligne avec le groupe et en phase en termes de communication avec le groupe. Le fait de se démarquer par le fait de porter une tenue qui est tout à fait décalée par rapport à la mode, montre l’exclusion du groupe. Donc ça c’est un mode d’élitisme très particulier.

Typiquement il y a des questions autour du numérique, autour de l’exclusion, autour de comment les plus démunis y ont accès.

C’est bien gentil de vouloir avoir accès à un intérieur bourgeois pour pouvoir être une élite politique, c’est ce que je viens de vous définir. Pour être le Voltaire du 21e siècle il faut avoir accès à une certaine intimité dans le numérique pour pouvoir penser. Bien ! Si on aspire à être Voltaire on se pose comme une certaine bourgeoisie tout de même.

Le type qui fait la manche à la sortie de la gare, comment ça se passe pour lui ? Il est exclu de tous les cercles, il est exclu de celui-là aussi ; il est exclu du travail, il est exclu de la vie sociale, il est exclu de plein de choses, il est aussi exclu de la pensée politique ! C’est vachement embêtant ça comme approche !

Et puis, un des problèmes clés pour moi autour du numérique, c’est qu’à l’heure actuelle on développe une pensée politique qui est uniquement centrée sur les questions économiques. Je prends un exemple très simple, ça parlait justement de chiffrement. Emmanuel Macron a lâché une ânerie de plus pendant la campagne il dit, en gros, quelque chose qui revient à dire « il faut interdire le chiffrement ». C’est-à-dire il faudrait que toutes les grandes plateformes fournissent des backdoors à la police parce que c’est bien connu, quand il y a une backdoor il n’y a que la police qui s’en sert ! C’est célèbre ça ! C’est le célèbre théorème de « il n’y a que la police qui fait des trucs bien, ou pas bien » je ne sais jamais dans quel ordre, mais jamais les méchants n’utiliseraient mal à propos quelque chose.
Donc là, comme toujours quand le candidat dit une bêtise, il y a le spécialiste du sujet qui vient rattraper ; c’est comme ça dans toutes les campagnes politiques depuis aussi longtemps que j’en vois. Donc notre actuel secrétaire d’État au numérique, qui était responsable du numérique dans la campagne Macron, se fend d’un texte – je n’ai pas l’URL sur moi mais si vous le cherchez il est intéressant – dans lequel il explique pourquoi les propos du candidat étaient peut-être un petit peu trop emportés et les mots qu’il utilise sont extrêmement intéressants, parce que ce qu’il dit c’est « bien entendu le numérique est nécessaire à la vie privée des gens, mais surtout le numérique est fondamental pour protéger nos entreprises et nos innovations contre l’intelligence économique ». Ce n’est pas du mot à mot mais quasiment. La structure même de la phrase est importante. Les libertés des gens, oui bien sûr qu’il en faut, mais enfin ! Le vrai truc sérieux c’est quand même le business et ça c’est embêtant. Et ça c’est embêtant parce qu’il y a là une inversion des priorités. Si le business ne sert pas à rendre les gens heureux, il ne faut pas en faire ! Si ça ne sert pas à nourrir les gens, il ne faut pas en faire.

Il y a là une inversion des priorités qui très embêtante et qui est systématique dans tous les sujets autour du numérique. C’est-à-dire typiquement dans les éléments qu’exposait avec beaucoup de justesse aeris dans sa présentation il y a « mais rendez-vous compte, on ne peut pas faire de l’auto-hébergement, ça ne passe pas à l’échelle, on ne peut pas en vendre des millions, ça ne va jamais marcher ! » Ça ne va jamais marcher ou ça ne va pas être rentable ? C’est un problème de business ou c’est un problème d’humains ? Est-ce qu’on a besoin que ça passe à l’échelle, auquel cas il faudra bien que ça passe à l’échelle ?
Est-ce qu’on peut se permettre d’avoir 65 millions d’humains éduqués et politiquement responsables en France ? Moi ça me paraît souhaitable ; si c’est souhaitable il faut s’en donner les moyens. Ou bien on peut considérer qu’il n'y en a pas besoin, on peut considérer que ce n’est pas grave : on forme 150 énarques tous les ans, ça suffit bien ! Ils vont faire comme d’habitude et décider ; nous autres on joue à la belote. On peut ! Ce n’est pas la même société, elle ne pose pas les mêmes contraintes.

Donc en fait, je ne vois pas comment on peut traiter ces sujets-là qui sont les vrais si on n’a pas compris comment fonctionne politiquement Internet, l’animal politique qu’il est en train de former dans la société. Et il y a là des questions pas tranchées.

Moi ce qui m’embête dans les bulles filtrantes ce n’est pas que quand vous vous intéressez à l’automobile on ne vous présente plus que des choses sur l’automobile, puisque ça ce n’est pas grave ; c’est que ça a des effets sur les structures de la société et que je n’arrive pas encore à les comprendre. Voilà. Il doit nous rester du temps pour discuter vu que j’ai fait un peu moins d’une heure. Je crois qu’il y a un deuxième micro. Qui ne marche pas bien ; il ne marche pas du tout ! Je reprendrai les questions au micro pour qu’elles apparaissent dans la bande son. Je t’écoute. Oui.

Public : Inaudible.

Benjamin Bayart : Chatroulette non. Espace absolument pas public ; ce n’est pas plus public comme espace qu’une backroom. C’est-à-dire que tu y rencontres n’importe qui au hasard, mais en fait pas du tout n’importe qui, puisque je ne sais pas combien de milliers ou combien de millions de personnes sur terre ont utilisé ce service à un moment ou à un autre, mais pas tout Internet, pas toute l’humanité. En fait, on ne rencontre dans cet espace-là que les quelques milliers de personnes qui ont l’habitude de s’y rendre.
Dans les backrooms des bars gays parisiens tu croiseras des gays, parisiens, qui ont l’habitude d’aller dans les lieux de baise genre backrooms. C’est très ciblé. Si tu croises ma belle-mère, par exemple, préviens-moi je vais être surpris. Alors que dans le métro tu pourrais, si j’avais une belle-mère ! Même sans la connotation sexuelle de Chatroulette ; tous les outils qui servent à faire de la mise en relation de manière aléatoire, comme ils ne sont utilisés que par quelques personnes et dans quelques… C’est exactement comme si tu ne prenais le métro que pour croiser des clodos. Moi je prends le métro pour aller au boulot, il se trouve que j’y croise des clodos ou d’autres gens que je n’ai pas prévus, des fois même des gens qui m’ont vu à la télé ça m’empêche de discuter avec mon voisin, c’est très chiant par exemple.
Il y a une notion d’imprévu, de « je n’étais pas là pour ça » ; il y a une notion d’espace qui est partagé malgré moi, qui définit l’espace public. Chatroulette n’est pas l’espace public, ce n’est pas l’espace où tu es quand tu sors de chez toi ; c’est un espace où tu vas exprès. C’est très différent conceptuellement. La rue ce n’est pas un endroit où tu vas exprès : tu es presque obligé ; en fait, ton comportement normal est de sortir dans la rue plusieurs fois par jour pour aller chercher le pain, pour aller chercher des clopes, pour aller au boulot, pour en revenir, pour mille choses.
Et c’est la différence entre chez moi et l’espace public qui crée un mode de pensée particulier, qui est celui qui permet la philosophie des Lumières.
Chatroulette ne résout pas ce problème-là. Le fait qu’il existe un tout petit endroit dans lequel il y a un tout petit peu d’aléatoire, mais où seules ne vont que les quelques personnes qui acceptent cette part d’aléatoire, ça ne définit pas un espace public. Parce que dans l’espace public, par définition, tu devrais croiser virtuellement n’importe qui, pas que les gens qui ont spécifiquement choisi de s’y rendre. Pardon ?
C’est valable avec IRC aussi, oui, oui ! J’ai bien dit le seul petit bout d’inattendu dans IRC c’est le même que celui qu’on trouve sur Chatroulette, c’est le fait qu’il y ait un peu de mélange parfois, mais pas significatif. [Échange de micro.] Non, tant pis débrouillez-vous entre vous.

Je ne sais pas à quoi correspondrait l’espace public dans Internet. Alors si je reprends la question, il ne peut pas exister sur Internet puisque dans la vraie vie il correspond à des endroits où on est obligé de passer.
Je ne sais pas. Je sais que c’est cette dichotomie entre les deux qui joue un rôle clé dans la façon dont on réfléchit ; c’est le fait de pouvoir quitter la meute pour trouver un espace privé où on discute qui permet de faire émerger des idées sur comment on structure l’espace public. C’est tout ça qui correspond à la pensée politique relativement moderne.

Qu’est-ce qui peut jouer le rôle d’un espace public ou un rôle similaire à l’espace public et créer, recréer le même type de dichotomie qui permet une pensée du même type, une pensée humaniste du même type ? Je ne sais pas. Je ne suis pas sûr qu’on puisse le créer. La question ce n’est pas est-ce qu’il faut le recréer pour recréer à toute force l’ancien monde ? Il n’était pas terrible l’ancien monde, on y brûlait les Juifs ! Ce n’était pas top !
La question c’est quel sera le nouveau et quel effet ça a ? Je ne suis pas certain qu’il faille revenir à avant. La disparition de cet élément-là a sans doute un intérêt, mais je ne sais pas lequel. Ou a sans doute un effet à défaut d’avoir un intérêt.

Pour moi, quelque chose qui ressemble un petit peu à l’espace public, c’est la timeline globale ou la timeline fédérée dans Mastodon parce que là tu as une agglomération de contenus qui ne sont pas que mes choix. Comme on est plusieurs milliers à avoir des comptes sur la même instance, sur cette timeline on voit s’agglomérer des contenus qui correspondent à mes choix plus les choix de tous les gens qui ont des comptes à côté de moi mais pas que mes followers ; les gens qui ont choisi d’ouvrir leur compte sur la même instance et comme je suis sur une des instances qui est plus publique, je vois de tout, je vois passer des trucs en japonais où je ne pine rien, je vois passer des trucs en espagnol où je comprends un peu, voilà ! Je vois passer plein de choses originales, mais ce n’est pas tout à fait un espace public au sens où je ne suis pas obligé d’y aller, sauf si vraiment je me fais chier beaucoup et que mes potes ne parlent pas, genre à trois heures du matin, bon, on va lire ça ! Mais non, je ne suis pas certain qu’on puisse recréer de l’espace public sur Internet et je ne suis pas certain que ce soit souhaitable ! De l’espace public au sens comme dans la rue quoi !

En fait, ce qui m’intéresse ce n’est pas de chercher à définir ce qu’est un espace public sur Internet, c’est l’effet sur notre pensée politique et sur la façon dont nous concevons nos idées politiques de la disparition de l’espace public tel qu’on le connaissait avant. Donc oui, il va bien falloir penser la politique autrement ! Oui, il va bien falloir inventer autre chose et on saura quoi après avoir trouvé. C’est le côté drôle.
Habermas, il ne faut pas croire, ce n’est pas un philosophe du 18e siècle, je crois qu’il est encore en vie ce monsieur ; il ne doit plus être tout jeune maintenant, mais c’est dans les années 80, je crois, qu’il théorise tout le morceau sur l’intérieur bourgeois ; ce n’est pas une pensée de l’époque, c’est une pensée après, c’est avec le recul qu’on arrive à dire pourquoi est-ce que cette pensée émerge à cette période-là et pas à telle autre ; pourquoi est-ce qu’on trouve une pensée politique structurée dans telle société et pas dans telle autre qu’on arrive à trouver certains éléments. Il y avait une question tout derrière oui, si, si.

Je reprends la question au micro pour ce qui est enregistré. Est-ce que ce qu’on trouve sur les boards de 4chan ça ressemble à de l’espace public ?
Pas complètement parce que pareil, c’est très thématique, on retrouve un peu le côté aléatoire qu’on croise sur IRC ou sur Chatroulette, mais avec le même biais, c’est-à-dire que sur tel forum de 4chan où tu ne vas croiser que du raciste eh bien tu ne croiseras essentiellement que des racistes et des gens qui sont venus voir des racistes.

Public : C’est vrai. C’est pour ça qu’il y a une borne random sur 4chan.

Benjamin Bayart : Oui, pareil, c’est moins limité, mais quand tu vas là-bas tu sais ce que tu vas trouver, enfin tu sais que tu vas là-bas pour ça. C’est un peu comme si tu me disais que le fait d’être allé voir un film d’horreur ça t’a fait connaître les horreurs de la guerre. Non ! Pas tout à fait ! Tu as vu un film d’horreur, ce n’est pas pareil ; tu vois ce que je veux dire ? Tu as été confronté à un autre que tu es allé chercher délibérément dans une fenêtre très précise et où tu as cliqué sur la petite croix pour fermer l’onglet quand ça te mettait mal à l’aise. Ce que tu croises dans la rue quand ça te met mal à l’aise tu ne peux pas juste fermer l’onglet, ça ne marche pas comme ça. Le jeu n’est pas le même. Si tu vois ton patron se montrer maltraitant avec son assistante de direction, tu vas le voir tous les jours au boulot ; tu ne pourras pas fermer avec une petite croix.

Public : Pour faire le parallèle par rapport à ce choix et ce « non choisi » est-ce que la publicité, du coup, ne devient pas de l’espace public puisque c’est imposé finalement ? Parce que vous disiez un peu plus tôt c’est le fait de se faire imposer une rencontre, c’est le fait potentiellement de se faire agresser dans la rue. Est-ce que finalement la publicité ça n’a pas une petite analogie à ça ? C’est-à-dire je vais sur un site internet et boum ! je me tape une publicité de choses qui peuvent ne pas être forcément en rapport avec ce que je cherchais ?

Benjamin Bayart : Oui au sens où c’est pas toi qui l’as cherché. Normalement le publicitaire a quand même cherché à t’atteindre.

Public : Par contre, oui, fait tout à fait.

Benjamin Bayart : C’est-à-dire toi tu étais venu pour lire des infos et le publicitaire il ciblait les gens qui s’intéressent aux infos. Donc ce n’est pas une communication aléatoire. Et maintenant que la publicité est de mieux en mieux ciblée, elle est de moins en moins aléatoire. C’est presque vrai de la publicité de TF1. C’est-à-dire que quand tu décides de regarder TF1, toi tu voulais regarder le match ou le film et puis, à la place, tu as eu beaucoup de pub. Ce n’était pas très ciblé de la part de l’annonceur ; maintenant en ligne, la pub est hyper-ciblée ; ils n'ont pas ton numéro de sécurité sociale mais presque. Je ne sais pas, pour moi ça ne correspond pas vraiment à une notion d’espace public et à un endroit où tu peux rencontrer des gens de manière un peu aléatoire. La séparation n’est pas aussi nette.

Ce n’est pas seulement la disparition de l’espace public qui me paraît problématique c’est aussi la disparition de l’espace privé et le fait que la limite entre les deux est moins marquée.

Public : Et justement enfin pour revenir peut-être, je ne prends pas trop le micro, mais pour revenir sur la définition de l’espace privé vis-à-vis d’Internet en tout cas, est-ce qu’un des problèmes ce n’est pas aussi juste la partie technologique et de dire que, finalement, on laisse toujours une trace ? C’est-à-dire que quand je vais discuter avec quelqu’un dans mon salon privé, cette personne-là, en fait, elle va pouvoir potentiellement répéter ce que j’ai dit, mais il y aura jamais une trace, comment dire, très précise de ce que j’ai fait là où la technique le permet.

Benjamin Bayart : Oui la technique le permet ; les gens bien élevés ne le font pas ! Mais oui, la technique le permet.

Public : Ça revient sur ce sujet du revenge porn. Ce n’est pas la même chose si quelqu’un dit…

Benjamin Bayart : oui. C’est la version la moins atténuée du privé. C’est-à-dire qu’une discussion privée sur Internet, si elle n’est pas enregistrée… C’est-à-dire typiquement une discussion en webcam, en général elles ne sont pas loguées ; c’est plutôt le chat qui est logué. Typiquement tes chats Facebook sont logués pour l’éternité par Facebook et tes chats Skype sont logués pour l’éternité par Skype ; et si tu as activé les logs sur Jabber ou sur IRC c’est pareil. Mais les discussions webcam vidéo en général ne sont pas loguées et donc là tu as une espèce de vraie discussion privée où tu pourras, au pire, aller raconter à quelqu’un d’autre ce qu’on a dit et ce qu’on a fait, mais tu n’auras en général pas de traces plus fiables que ton souvenir.

Il y a quand même des formes de privé sur Internet, mais qui sont des formes particulières et qui sont des formes relativement… C’est-à-dire qu’il y a une zone d’ombre énorme. Typiquement quand je discute, je ne parle pas des messages privés dans Twitter ou dans Mastodon mais juste la discussion normale. C’est-à-dire que je poste un truc et puis quelqu’un répond, puis on se met à échanger. Genre l’autre jour on discutait avec aeris sur l’art et la manière de déclarer un opérateur à l’Arcep [Autorité de régulation des communications électroniques et des postes] ; notre échange n’était pas privé, on ne s’est pas dit de trucs intimes, ce n’est pas classé secret Défense, enfin ça va ! D’un autre côté, franchement, ça ne regarde que nous deux quoi ! C’est exactement comme si on était en train de bavarder au comptoir ; les gens à côté peuvent écouter, c’est malpoli ! C’est une forme de privé qui est un peu amoindrie.

Public : Oui mais du coup, le problème de la technique c’est qu’il reste une trace qu’on peut ressortir des années après.

Benjamin Bayart : Oui. Ça, à la rigueur, c’est un problème qu’on va gérer, je ne suis pas très inquiet. Moi, ce qui m’embête plus, c’est le fait que la notion de privé devient plus floue. Si on discute au comptoir avec aeris, il y aura au pire trois ou quatre personnes qui nous écoutent ; sur Mastodon j’ai 2500 followers, il doit en avoir un brave paquet aussi.

aeris : Zéro !

Benjamin Bayart : Oui, zéro, mais ça c’est parce que tu t’es fait croûter ta machine ça va revenir, tu verras ça repousse, c’est comme la barbe ! Donc voilà, il y a plusieurs milliers de personnes qui peuvent regarder ce qu’on se raconte. C’est un peu différent du bistrot sauf qu’il y a aussi des gens qui gardent des traces.

Public : Du coup, est-ce que ça ne revient pas sur l’espace public en fait ?

Benjamin Bayart : Non. Ce n’est pas un espace public pour autant. C’est juste un espace privé indiscret ; enfin l’espace privé n’est plus tout à fait privé, l’espace public n’est plus tout à fait public.

Public : Pas public pour les deux personnes qui discutent, mais public pour la personne qui, en fait, va potentiellement juste entendre ou lire du coup, cette conversation.

Benjamin Bayart : Non, parce que quelqu’un qui follow aeris et moi, à priori, il a quelques sujets d’intérêt qui sont les deux ou trois sujets qu’on a en commun avec aeris, pas les autres.

Public : Il y a quelques surprises, des fois, quand il y a des politiques qui envoient des photos qu’ils ne devraient envoyer sur leur compte Twitter.

Benjamin Bayart : Ce n’est pas ça qui fait la structure d’une société.

Public : Non, bien sûr, c’était pour plaisanter.

Benjamin Bayart : Le DM fail, ça ne change pas les structures sociales. Je ne sais pas à quelle heure il faut qu’on rende la place ; toi qui sais monsieur organisateur ?

Organisateur : À 16 heures.

Benjamin Bayart : Bon, donc il nous reste cinq-dix minutes.

Public : Merci pour la présentation. Juste une question sur la question de l’intimité. À quel point est-ce que la possibilité d’une forme « d’anonymité » sur Internet, même si techniquement on peut la remettre en cause, permet justement de sortir de cette surveillance sociale dont vous parliez tout à l’heure ? Et aussi le mécanisme, par la même occasion, des identités multiples qui sont rendues possibles par le numérique ?

Benjamin Bayart : En quoi est-ce que l’anonymat permet de sortir de la surveillance sociale ? C’est l’intérêt principal de l’anonymat de sortir de la surveillance sociale ; ce que je racontais sur le village : quand tu grandis dans un village où il n’y a pas 200 habitants, il n’y a pas d’anonymat donc il y a de la surveillance sociale. Quand tu grandis dans une grande ville et que, à 100 mètres de chez toi plus personne ne sait qui tu es, en fait tu as créé de l’anonymat en faisant 100 mètres. À la campagne, pour créer de l’anonymat, il faut faire 50 bornes et là on commence à créer un peu d’anonymat, où enfin on peut se lâcher, on peut ne plus se sentir surveillé.

La notion de surveillance sociale oui, l’anonymat sert à s’en détacher ; ça ne te détache pas de la surveillance privée, ça ne te détache pas de la surveillance publique. Parce que le grand jeu de la surveillance privée c’est qu’on arrive à te surveiller avec très peu de données.

En fait, si j’utilise un autre profil navigateur pour juste ne plus afficher mes cookies habituels et donc me créer une deuxième personnalité, très vite cette deuxième personnalité, dans ses pratiques et sur les sites web qu’elle fréquente, sera tracée et on retrouvera des cookies. Et pour peu qu’il y ait du lien Facebook par-ci par-là, Facebook va identifier une deuxième personne. Si leur outil de profiling n’est pas trop mal branlé, cette deuxième personne devrait beaucoup ressembler à la première, il y a des chances. Sauf que la première sert à lire l’actualité politique et la deuxième sert à lire du porn, mais c’est quand même la même personne au milieu ; on devrait retrouver des points communs de convergence si leurs outils profiling sont bien faits.

Les identités multiples je ne crois pas que ça recrée de l’intime. Ça ne recrée pas de l’intime parce que ça crée, je suis tenté de dire, une forme de faux. Je n’ai pas d’exemple simple. L’identité multiple qui est faite pour tromper ou pour se cacher, elle est très vite fausse et donc elle donne très vite des personnages artificiels qui font des choses que tu n’oserais pas faire et que, peut-être, tu aurais raison de ne pas oser faire. Ça peut donner des comportements extrêmement malsains juste parce que tu te crois à l’abri d’un anonymat, donc ce sont des choses bizarres derrière.

Typiquement j’ai deux comptes Twitter : j’en ai un privé et un public. Le public vous le connaissez probablement tous, c’est « bayatrb » et le privé certains le connaissent, ce sont les derniers chiffres exacts de ma clé GPG ; je n’accepte que très peu de followers dessus et en général, sur les très rares followers dessus que j’accepte, quand il y en a qui se montrent désagréables, je les vire ; je suis assez strict. Mais ce ne sont pas deux identités ; c’est-à-dire que je suis moi dans les deux cas ; juste je n’ai pas le même mode de relation. Il y a un truc qui est plutôt mon petit salon de discussion avec quelques proches et le reste qui sert à parler à 13 000 personnes. Ce ne sont pas des identités multiples. Des identités multiples c’est quand, en théorie, personne ne sait faire le lien entre les deux. Je ne sais pas quel effet ça produit et je ne crois pas que ça relève de l’intime ; je ne crois pas que ce soit ça de l’intimité. L’intimité c’est d’abord moi vis-à-vis de moi-même, puis qui j’invite à partager des choses intimes. Ça ne se fait pas avec des identités multiples, ça ne marche pas. Penser en dehors de…, oui.

En ligne j’y crois peu. Histoire de reprendre au micro : créer de la pensée politique structurée en dehors de la norme, en sortant de la meute par des identités multiples ?
En ligne j’y crois peu. Je pense que ça marche si ce sont des gens qu’on connaît par ailleurs. Je pense que ça marche dans certains groupes de réflexion ; typiquement les mouvances anars pratiquent ça. Il est très commun que les gens aient un pseudonyme, mais comme pour moi c’est la norme sur IRC, il y a des gens que je ne connais que par leur pseudonyme et je n’ai pas envie de savoir leur vrai nom parce que je m’en fous, leur vrai nom c’est leur nom sur IRC. Ça pour la police, ça correspond presque à du nom de guerre ; structurellement ce n’est pas très loin des noms de résistants d’autrefois ; c’est une façon de se reconnaître, mais ça correspond quand même à des vrais gens et des vrais liens avec qui on fait des vraies choses.
J’ai beaucoup de mal à voir cette frontière-là, je ne comprends pas, forcément. Je ne suis pas convaincu que ça suffise à recréer des espaces privés dans lesquels peut se produire une pensée indépendante. En tout cas, pas de manière massive.

C’est-à-dire l’usage massif du numérique et l’usage massif des réseaux sociaux, je soupçonne que ça déforme, pas forcément tout le temps de la même manière la pensée de chaque individu parce que ce n’est pas ça.

Quand on dit que la télévision génère une société hyper-verticale, ça ne veut pas dire que chacun des individus d’une société de la télévision croit en un rôle du chef et en la suprématie du chef. Tu vois ! Ce n’est pas ça. C’est le fait que le fonctionnement moyen de la société est un fonctionnement vertical où la décision se prend en haut puis est transmise vers le bas et est appliquée vers le bas et où la circulation de l’information se fait dans ce sens-là. Ça ne veut pas dire que tous les individus sont exactement formatés sur un modèle unique.

De même qu’Internet créé des modèles de société plutôt horizontaux, ça ne veut pas dire qu’on vit tous dans des collectifs babas cools, tu vois ? Pas encore ! Ça viendra peut-être mais pas encore. C’est juste une question de moyenne et je crois que le fait de perdre la différence entre l’espace public et l’espace privé, le fait de perdre la confiance dans l’intimité quand on est en ligne, ça a des effets moyens assez forts ; c’est-à-dire qu’on voit se redévelopper beaucoup d’esprit de meute alors qu’il avait plutôt baissé au cours du 20e siècle ; ce genre de choses-là. Mais c’est très compliqué à lire par exemple, parce que le développement de l’esprit de meute se fait beaucoup, je crois, en lien avec ces outils-là, mais je ne sais pas différencier ça de la simple montée du fascisme qui est un modèle connu et catalogué depuis les années 30, qui se produit quand il y a une croissance de la misère. Quand on ne traite pas la misère sociale ça fait croître le fascisme, toujours ! La politique d’austérité prônée par tous les gouvernements depuis 30 ans fait monter le fascisme et ça fait monter une forme d’esprit de meute très particulier où en général, à un moment, on brûle les Juifs à la fin. Je ne sais pas si ce qu’on voit monter comme esprit de meute sur Internet, quelle que soit la meute derrière, c’est-à-dire que ce soit les meutes fachos ou toutes les meutes bien pensantes. C’est le même problème derrière. Je ne sais pas si ce qu’on voit monter là-dedans c’est un effet du numérique ou si c’est juste un effet de la montée des fascismes et de la radicalisation de la société ; je n’ai pas de réponse à ça. C’est probablement un subtil mélange des deux ou comment l’un a lieu en s’appuyant sur l’autre, c’est trop mélangé, en tout cas c’est trop mélangé pour moi. Des vrais gens sérieux savent sans doute, mais moi je ne sais pas.

Public : Vous avez parlé de l’espace privé comme l’endroit qui était chez nous et dont on pouvait contrôler l’accès. Et sur Internet, pour la plupart d’entre nous ici, c’est assez flou. Par contre il y a des acteurs pour qui ce n’est pas flou du tout. Un fournisseur d’accès pour lequel il y a des gens ici qui travaillent à contrôler les accès à leur réseau, eux savent exactement qui est sur leur réseau et ce qu’ils y font. Dans la société française, justement, ces acteurs-là ils se placent comment ? Puisque si, du jour au lendemain par exemple, Orange décide que je n’ai plus le droit de parler sur Internet, qui verra que ça se passe par exemple ?

Benjamin Bayart : Toi. Essentiellement ! En fait ça aussi c’est une question qui n’a d’effet quasiment qu’individuellement.
D’abord, ton fournisseur d’accès Internet ne peut pas te priver d’Internet très longtemps parce qu’il y a d’autres fournisseurs d’accès à Internet. Pour qu’il puisse t’en priver relativement longtemps, il faudrait qu’il n’y en ait qu’un. Tant qu’il y en a plein, on ne peut pas tellement te couper du monde. Mais surtout, si on arrive à te priver toi d’accès à Internet, ça ne changera pas les structures de la société.

Si les opérateurs se mettent à opérer un filtrage par exemple des individus : si les fournisseurs d’accès à Internet disent : « Tous les individus qui mesurent plus d’1 m 97 n’ont plus accès à Internet », là ça se met à avoir un effet structurant ; ça se met à avoir un effet structurant parce qu’on introduit un biais statistique dans la façon dont la société se construit. Celui-là, de biais statistique, il n’est pas très facile à lire parce que je ne sais pas quelles particularités ont les gens de plus d’1 m 97 à part qu’ils sont grands. Mais quand on commence à faire en sorte que les filles utilisent moins les ordinateurs que les garçons, c’est-à-dire tout le problème de sexisme lié à l’ordinateur, lié à l’enseignement des sciences. Le fait que depuis la toute petite école on dit aux filles « les maths ce n’est pas un truc de filles, va donc jouer à la poupée ! » et on dit aux garçons « cesse de jouer avec ta poupée et va donc faire des Lego et des maths parce que c’est un truc de mecs ! » ça, ça crée un biais dans la société qui est bien plus puissant, parce que ça dissuade toute une population, à peu près 51 % de l’humanité, de participer à une forme de la vie publique. Ça, ça a un effet ! Exactement comme au 19e siècle en expliquant aux dames que les questions politiques ne les intéressent pas, ne les regardent pas, qu’elles sont priées de ne pas s’en mêler et de laisser les hommes parler politique entre eux, on créait un biais énorme.
Ça, si des fournisseurs d’accès à Internet se mettaient à avoir ce type de comportement-là, ou quand ils se mettent à avoir ce type de comportement-là, ils ont un pouvoir énorme. En général ils ne le font pas en excluant des individus ; ils le font en excluant des comportements. Par exemple en disant « Netflix c’est moins bien que Dailymotion parce que je suis actionnaire de Dailymotion et pas de Netflix, donc je vais favoriser Dailymotion et pénaliser Netflix ». Je ne sais pas quelle influence sociale ça a ; je sais que pour l’empêcher on s’est battus pour qu’il y ait, dans les lois européennes, une protection de la neutralité du Net et que dans les lois européennes ça existe. Dans les lois américaines depuis 24 heures ça n’existe plus ! Voilà ! Ils ont le président qu’ils ont élu c’est presque leur problème à eux ; la neutralité du Net aux États-Unis va très mal et elle est en très grand danger et voilà !

Pour moi c’était l’élément politique fondamental derrière la neutralité du Net. La libre concurrence entre Netflix et Dailymotion je n’en ai rien à secouer. Je ne suis actionnaire ni de l’un ni de l’autre, je n’en ai rien à battre.

En revanche, le fait que l’intermédiaire technique qu’est l’opérateur puisse influencer les comportements des gens, ça introduit des biais dans la société qu’il ne devrait pas avoir à introduire ; ce n’est pas son boulot de structurer la société ; lui il est là pour transporter des octets. Point. La société se structurera d’elle-même, sans forcément devoir obéir aux injonctions d’un acteur privé. C’est pour ça qu’on s’est autant battus sur la neutralité du Net ; ce n’est pas pour des questions de business.

J’ai viré les diapos mais la dernière ligne de la dernière diapo qui critiquait l’approche uniquement par l’angle économique des questions numériques c’est exactement ça. 90 % des gens qui interviennent autour de la neutralité du Net en Europe pensent que la question est essentiellement une question économique ; ce n’est pas du tout une question économique ! Le problème d’atteinte à la concurrence entre Netflix et Dailymotion n’a aucun intérêt ! Le vrai enjeu politique il n’est pas là ! Il est sur comment se structure la société et sur comment on porte atteinte aux libertés. Voilà ! Je ne sais pas si ça répond tout à fait à la question, je crois que si ; c’était un peu ça la question.

Comme tu n’as plus le micro, oui la question de l’auto-hébergement et que tes données ne peuvent plus sortir de chez toi, tu es bien privé, en effet. C’est pour ça qu’il existe des milliers de fournisseurs d’accès à Internet et que c’est important qu’il en existe des milliers.
C’est pour ça que dans le projet de réforme des Télécoms au niveau européen, qui crée un code européen des télécommunications, il y a prévu tout un tas d’éléments législatifs et réglementaires visant à faire en sorte qu’il n’y ait plus que deux ou trois très grands opérateurs à échelle européenne, qui feront donc passer Orange pour une gentille PME de banlieue, l’idée étant d’avoir deux ou trois opérateurs à échelle du continent qui seront très probablement Orange, Deutsche Telekom et Telefónica – ce sont les trois plus gros – en faisant disparaître toute forme de concurrence ; c’est extraordinairement dangereux ! Et pas pour des questions économiques et pas pour des questions marché et pas pour des questions de finance. C’est dangereux pour la société ! Et on essaye de faire comprendre ça aux députés, on a encore un peu de boulot ! Donc la question n’est pas finie d’être résolue.

aeris : J’avais juste une question parce qu’on a parlé un peu de Mastodon. Est-ce qu’on n’aurait pas la société qui serait passée dans une espèce de boucle infernale aussi, parce que Mastodon apparaît qui est censé être un outil pour sortir du privateur, avec justement la timeline globale, etc., et on voit bien que les premières semaines, les premiers débats sur Mastodon, c’est comment on filtre tout ça, comment on remet des bulles de filtres, comment on se re-cloisonne entre communautés ? Et pourtant d’autres personnes qui sont censées combattre, justement, le système de bulles de filtres d’espace public et autres !

Benjamin Bayart : En fait, je ne sais pas. Je suis très mauvais, en fait, sur les prédictions ; je suis très mauvais surtout quand elles portent sur l’avenir. Les prédictions sur le passé j’y arrive mieux ! Que cette discussion-là ait lieu c’est normal. Les premières discussions, quand tu changes, portent sur comment défaire le changement, comment revenir à comment c’était avant, comment retrouver le confort auquel je suis habitué ; c’est normal, c’est plutôt sain.

Regarde de quoi on parle en politique : on ne parle que des choses qui dérangent dans l’espace public. Le fait que je traîne chez moi en caleçon, pas douché et en sentant mauvais, personne n’en parle jamais dans les débats politiques, pourtant c’est une calamité, surtout olfactive. Mais le clodo qui fait à peu près pareil sauf qu’il est chez lui sur le trottoir, si tu veux, tout le monde en parle parce qu’il dérange.
En fait, ce que tu as vu sur Mastodon, c’est apparaître un débat public, enfin un débat sur comment on se débarrasse de quelque chose qui dérange dans une forme d’espace public. Ce n’est pas anormal comme débat. Et en fait, quand ça dérange trop dans l’espace public, ça finit par être interdit. Il y a des messieurs qui aiment bien se masturber dans l’espace public, eh bien c’est défendu. C’est comme ça ! Ce n’est pas une question de bien ou de mal. Ils font bien ce qu’ils veulent dans leur coin ; juste c’est extrêmement perturbant, c’est ressenti comme très agressif par des gens ; on a estimé que c’était ressenti, à juste titre, comme très agressif, donc c’est interdit.

aeris : Mais du coup, quand on a un espace public qui se remet en place…

Benjamin Bayart : Toutes les questions réapparaissent.

aeris : On le re-censure immédiatement. Est-ce qu’on aurait perdu, justement, l’habitude de l’espace public et c’est pour ça qu’on ne le supporte pas quand on en a un qui commence à apparaître ?

Benjamin Bayart : Non, je suis pas d’accord, on ne re-censure pas ! On pose immédiatement la question de qu’est-ce qui est permis, qu’est-ce qui n’est pas permis ? Qu’est-ce qu’on souhaite y censurer, qu’est-ce qu’on ne souhaite pas y censurer ? C’est-à-dire qu’en fait on se remet immédiatement à avoir un débat politique dans lequel on n’est pas d’accord ; c’est extrêmement intéressant ; ça n’avait pas lieu et ça se remet à avoir lieu précisément parce qu’on a recréé un espace public et, tout d’un coup, la question se pose de « est-ce qu’on a le droit d’y tenir tel ou tel propos ? Est-ce qu’on a le droit de dire ou de ne pas dire ça ? », et c’est exactement l’effet.
À partir du moment où on recrée un espace public, on recrée un débat sur ce qui s’y place et ce débat est un débat politique.

aeris : Sauf qu’à la fin ça finit par des bulles de filtres ou des isolements entre instances.

Benjamin Bayart : Non ! Ça finit par du débat, essentiellement par du débat.

aeris : Il y a quand même eu des blocages et des instances qui se sont séparées.

Benjamin Bayart : Oui, mais un blocage ! Qu’après le débat on ait décidé qu’à Amiens on allait faire comme ça, qu’à Abbeville – pour les gens qui ne savent pas c’est la grande ville d’à côté – ils allaient faire autrement et que, du coup, vu que ce sont des sauvages on a barré la route entre les deux, c’est une forme d’espace public et de débat public tout à fait standard ! Mais tout à fait normal ! Tu n’imagines pas le temps qu’il a fallu pour pouvoir raccorder la Grande-Bretagne et la France juste parce que ces gens-là sont quand même très différents. Ils ont failli être en Europe ! On a essayé et puis ils ne veulent pas. Non ! On ne s’entend pas avec nos voisins c’est normal, c’est la définition d’un débat public. Si on était tous d’accord on serait une meute ! Si on était tous d’accord et qu’en plus on décide de lyncher celui qui diverge, on serait une meute agressive. C’est juste la même mais avec un café. Une meute c’est presque structurellement agressif, c’est très rare une meute pas agressive ; il ne faut presque rien pour que… Juste si on était tous d’accord on serait une meute. Et parce qu’on n’est pas tous d’accord on n’est pas une meute.
Quand tu crées un espace public, tu crées un débat autour, c’est normal. C’est parfaitement normal et le débat part nécessairement en troll quand on ne s’écoute pas ; c’est normal aussi ! Et quand tu ne cherches pas à comprendre l’autre, systématiquement le débat part en troll, à tous les coups.
Bon on avait dit 16 heures, c’est ça ? Ça fait quatre minutes qu’on dépasse.

Organisateur : Oui ; c’était la dernière question.

[Applaudissements]