Pour la Cour des comptes, les objectifs sont encore insatisfaisants dans la promotion des logiciels libres
Le 10 juillet 2024, la Cour des comptes a publié son rapport sur « le pilotage de la transformation numérique de l’État par la direction interministérielle du numérique — Exercice 2019 - 2023 ». Elle y souligne, s'il en était besoin, la nécessité d'une politique publique numérique, cohérente et transversale. Notamment sur le logiciel libre, où elle juge les objectifs encore insatisfaisants.
Dans son rapport, la Cour des comptes interroge la stratégie mise en œuvre et le rôle de la direction interministérielle du numérique (DINUM), notamment en termes de gouvernance et de dépenses.
En matière de gouvernance, la juridiction financière souligne « une stratégie numérique trop instable et une adhésion interministérielle limitée, malgré un besoin de continuité et de cohérence pour faire face à des enjeux majeurs ». À plusieurs reprises, elle souligne ainsi l'importance d'« une plus grande interministérialité » en matière de transformation numérique, pilotée par la DINUM.
La Cour des comptes considère également, pour assurer ce pilotage, la nécessité d'une « vision générale des dépenses » en matière d'investissement numérique. « Une véritable stratégie numérique avec des objectifs et jalons ne peut faire l’économie d’une consolidation, actuellement inexistante, des dépenses numériques de l’État et de leur projection. Elle doit aussi être l’occasion de chiffrer les ambitions en matière de mutualisation et de contribution du numérique à la réalisation d’économies budgétaires. » Elle fait d'ailleurs remarquer qu'elle avait proposé, en 2017, que la Direction interministérielle du numérique dispose des accès nécessaires « pour lui permettre d’analyser, avec la direction des achats de l’État et la direction du budget, les dépenses consacrées au système d’information de l’État. 1
Dans un objectif similaire, l'April a déjà eu l'occasion d'appeler à l'évaluation des dépenses en logiciels de l'État, préalable nécessaire à une politique publique sérieuse sur le sujet.
Sur le cas plus précis de « la promotion du logiciel libre », l'institution de contrôle des comptes publics juge que « les objectifs sont encore insatisfaisants ». D'ailleurs, on rappellera que dans son rapport annuel de 2018, elle validait le recours aux logiciels libres au sein de l'État2, et émettait des recommandations pour que la stratégie en place à l'époque soit amplifiée. Il est déjà intéressant de noter que la Cour des comptes valide, comme une évidence, les qualités intrinsèques des logiciels libres. Elle regrette ainsi que « la promotion des logiciels libres semble encore balbutiante, plus de onze ans après la circulaire dédiée3.
« Les "logiciels libres" sont conçus pour donner à l’utilisateur une grande liberté d’utilisation, de modification et de diffusion. Pouvant concerner les entreprises comme les administrations, ces logiciels appuient notamment le développement d’applications, de bases de données, de systèmes d’exploitation des serveurs, de suites bureautiques et de messagerie. »
Dans la continuité de la question de l'évaluation des dépenses, la Cour fait remarquer que « les économies budgétaires réalisées grâce à la mise à disposition de logiciels libres ne sont pas calculées pour l’ensemble des administrations, seules certaines d’elles faisant l’objet d’une telle analyse. La DINUM doit continuer à appuyer les efforts des administrations en la matière, en rationalisant ses catalogues. Ce travail doit se fonder une analyse coût-bénéfice pour l’administration, permettant de prioriser les logiciels libres les plus utiles. ». Si elle ne le dit pas explicitement, la lecture du rapport pousse à penser qu'il s'agirait de s'appuyer sur le « socle interministériel de logiciels libres » (SILL), créé en 2012.
La juridiction financière s'intéresse également au rôle de la DINUM dans le « développement et la gestion de produits numériques interministériels », porté par le département « opérateur de produits interministériels ». Elle s'arrête plus particulièrement sur le cas de « la Suite numérique », qui, « au-delà des logiciels d’échange (messagerie instantanée, logiciels de conférence audio et visio), doit fournir aux agents publics de nouvelles briques de messagerie, stockage et édition collaborative interministérielles. ». Peu convaincu par la pertinence de ce développement, l'institution juge qu'« il serait préférable que l’État se concentre sur des produits à forte valeur ajoutée pour les agents et les usagers ».
À ce sujet, le CNLL (association des entreprises du numérique ouvert), a communiqué un commentaire sévère sur l'opportunité de cette « Suite », craignant le risque d'une « concurrence irresponsable » et soulignant la nécessité d' « une relation équilibrée et pérenne avec un écosystème solide et collaboratif ». S'il nous parait indispensable que les pouvoirs publics contribuent activement aux logiciels libres et aux communautés qui les font vivre, cela doit se faire en bonne intelligence avec celles-ci, et en particulier avec le tissu économique français du logiciel libre, essentiellement composé de (très) petites et moyennes entreprises.
Cette considération à part, la question permet également de faire ressortir un chiffrage intéressant. La DINUM « estime en effet que les dépenses engagées pour des licences privées ouvrant l’accès à une suite numérique (bureautique, messagerie, échange de fichiers) s’échelonnent entre 300 et 590 euros par an et par agent. À ce jour, la suite numérique a un coût d’un peu moins de 15 M€ pour une utilisation en moyenne par moins de 200 000 agents, soit environ 75 € par agent et par an. ». Nouvelle démonstration – puisqu'il ne s'agit que d'estimation – du besoin d'une évaluation claire des dépenses en matière de logiciels.
Enfin, et pour conclure, la lecture de ce rapport et l'appel de la Cour des comptes à une stratégie interministérielle forte trouvent un écho éloquent avec toutes les situations de dépendance de nombreux ministères avec des multinationales de l'informatique privatrice, Microsoft en tête. Dernier exemple en date avec le ministère du Travail français qui continue de justifier son recours aux solutions de l'entreprise américaine sur la base d'une étude de 2020 selon laquelle il n'existerait pas d'alternative4. Ainsi que nous le disions déjà, dans ces situations de dépendance, malheureusement récurrentes, l'État ne peut pas se contenter d'être un observateur et un consommateur passif de solutions logicielles, y compris libres. Ce n'est qu'en mettant en œuvre une politique publique ambitieuse, passant par une priorité au logiciel libre et un soutien par l'investissement dans les communautés et tissus économiques qui les font vivre, que l'on pourra répondre aux enjeux de souveraineté numérique.
- 1. Le document renvoie au rapport de 2017 intitulé : « La direction interministérielle du numérique et du système d’information et de communication de l’État (Dinsic). Exercices 2011-2016 ». Nous n'en avons pas trouvé de version accessible en ligne. Nous en avons demandé communication à la Cour des comptes
- 2. Lire le communiqué de l'April du 7 février 2018: La Cour des comptes valide le recours aux logiciels libres au sein de l'État
- 3. Lire le communiqué de l'April du 24 septembre 2012 : Circulaire Ayrault: une avancée pour l'usage du logiciel libre dans les administrations en attendant le volet législatif
- 4. Lire Dépendance du ministère du Travail à Microsoft : l'April poursuit les demandes CADA, 15 février 2024