Mark Zuckerberg est-il un génie ? Avec Julien Le Bot

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Titre : Mark Zuckerberg est-il un génie ? Avec Julien Le Bot
Intervenants : Julien Le Bot - Xavier de La Porte
Lieu : Émission Le code a changé, France Inter
Date : avril 2020
Durée : 28 min 14
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Présentation de l'émission
Licence de la transcription : Verbatim
Illustration : photo+classe, L'univers de ma classe - Licence Creative Commons Paternité - Pas d'Utilisation Commerciale - Partage à l'Identique 2.0 France.
NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcription

Xavier de La Porte : À chaque fois que je regarde Mark Zuckerberg parler, je me demande ce que ce type a vraiment dans la tête. Il a toujours un air un peu ahuri, surpris d’être là, avec son dos raide, ses yeux qui ne cillent pas, sa coiffure bizarre d’empereur romain. Et puis, il faut avouer que ce qu’il dit n’est jamais très passionnant.
Alors que Facebook est critiqué de tous les côtés, le type continue d’affirmer que sa plateforme n’a pour but que de connecter les humains entre et que, connecter les humains entre eux, c’est les rendre meilleurs et plus heureux.
On ne peut pas dire que ce soit d’une puissance à se taper le cul par terre et puis ce n’est pas très dangereux non plus quand c’est dit comme ça. En fait, quand je regarde Mark Zuckerberg parler, je dois toujours faire un effort pour me rappeler que c’est lui, ce type-là, qui a créé Facebook, mais surtout c’est ce type qui a réussi à en faire ce que c’est, c’est-à-dire non seulement une énorme entreprise valorisée à 600 milliards de dollars mais un lieu fréquenté par 2,4 milliards de personnes, un tiers quasiment de l’humanité ! Une plateforme qui a colonisé l’Internet mondial avec ses services Messenger, Instagram, WhatsApp, etc., au point qu’il est reçu comme un presque égal par les chefs d’État parce qu’ils savent que LUI est l’empereur d’un monde sur lequel ILS ont peu de pouvoir, le monde numérique. Bref ! Je me dis que ce ne serait quand même pas mal de savoir ce qu’il a vraiment dans la tête.

Quelqu’un a fait le travail, il s’appelle Julien Le Bot, il est journaliste et réalisateur et il a publié en novembre 2019 un livre qui s’appelle précisément Dans la tête de Mark Zuckerberg. Julien Le Bot a fait le travail que je n’aurais jamais eu le courage de faire : lire tout ce qui a été écrit sur Zuckerberg, les biographies – parce que Zuck n’a que 35 ans mais déjà des biographes –, les monographies de Facebook, les innombrables enquêtes. Il a lu et écouté des interviews de Zuckerberg, décortiqué ses auditions devant le Congrès américain, scruté sa page Facebook. C’est un travail colossal et ce qu’il en tire est passionnant, même quand on croit bien connaître la question.
Alors je vais pouvoir faire ce que j’aime, soumettre des hypothèses à Julien Le Bot et profiter de son expertise.

Étant donné l’importance qu’a pris Facebook dans le monde numérique et dans nos vies, il faut s’y prendre à deux fois. Dans le prochain épisode on parlera de Cambridge Analytica, des dangers que Facebook fait peser sur la démocratie et on se demandera si Zuckerberg n’a pas perdu le contrôle de sa plateforme.
Ce qu’on va faire dans ce premier épisode c’est revenir aux origines de Facebook, parce que je suis persuadé que c’est en remontant un peu dans le temps, en plongeant dans l’esprit d’un jeune américain de la côte Est, surdoué en informatique et étudiant à Harvard, qu’on peut comprendre pourquoi Facebook est devenu ce qu’il est.
Allons-y pour les hypothèses.

Voix off : Le code a changé

Xavier de La Porte : Ma première hypothèse est psychologique. Quand on s’attaque à un mythe américain, et je crois qu’on peut dire que Facebook appartient déjà à la mythologie américaine, il faut toujours aller voir du côté du père. L’Amérique a un problème avec le père, c’est bien connu, toute sa littérature et tout son cinéma en témoignent.
C’est tout à fait logique pour un pays qui vénère sans cesse ses pères fondateurs. Si on admet ce présupposé, il doit y avoir quelque chose à chercher du côté du père de Mark Zuckerberg. Alors allons-y pour l’hypothèse numéro un.

Julien Le Bot : Très tôt son papa s’est intéressé aux ordinateurs, s’est dit que dans sa pratique médicale en tant que dentiste l’informatique avait forcément des solutions à apporter ; très vite il a voulu numériser ses dossiers médicaux et ses fichiers pour ses patients. Il a impliqué le petit Zuck pour créer le ZuckNet qui est ce réseau informatique interne à la maison, qui reliait à la fois les machines de la famille et les machines du cabinet. Il y a vraiment quelque chose de très fort dans la transmission d’une certaine vision de l’informatique.

Xavier de La Porte : Voilà, transmission par le père d’une idée essentielle, l’informatique est une solution.
Zuckerberg n’est pas le seul à penser ça. D’ailleurs des gens très critiques de la Silicon Valley parlent de solutionnisme pour décrire cette tendance à penser que les technos peuvent tout régler depuis les malheurs de l’humanité jusqu’à ceux de la nature. Ça, en effet, ça a l’air d’être une croyance fondamentale de Mark Zuckerberg qu’il a héritée de son père.

Deuxième hypothèse, psychologique encore, suggérée par ce que vient de dire Julien Le Bot concernant la précocité de Mark Zuckerberg : le petit Zuck crée un réseau familial. On sait qu’à l’âge de 11 ans il suivait déjà des cours d’informatique. Bref, il est très doué, limite surdoué. Est-ce qu’il y aurait là une autre piste, une sorte de génie particulier ?

Julien Le Bot : C’est une question difficile, en tout cas il y a eu pas mal de commentateurs ou de gens qui en ont fait presque quelqu’un qui était malade, il y avait presque de la pathologie dans son génie en un certain sens. Je ne crois pas du tout, ce n’est pas, à mon avis, le sociopathe qu’on en a fait. En revanche, c’est quelqu’un qui a une capacité à se projeter dans l’abstraction comme on pourrait le dire, par exemple, d’un philosophe. C’est-à-dire que c’est quelqu’un qui aime bien manier les concepts, c’est ce que je raconte un peu, ses concepts sont sans doute un peu flous, il aime bien avoir des visions macros mais, pour autant, je pense que c’est quelqu’un qui n’est pas coupé du monde parce qu’il y aurait chez lui un syndrome, une maladie qui l’enfermerait dans des lignes de code et dans un fonctionnement binaire.

Xavier de La Porte : Par exemple pendant un temps l’idée a couru dans la Silicon Valley qu’il était Asperger. Et ça ?

Julien Le Bot : Exactement. Je n’y crois pas du tout. Pareil, on n’a pas de source ultime par rapport à tout ça, mais je pense, encore une fois, que c’est une vision un peu courte et étriquée d’un personnage qui est beaucoup plus complexe que ça.

Xavier de La Porte : Donc Mark Zuckerberg est doué, brillant, c’est sûr, mais Julien Le Bot ne valide pas l’hypothèse pathologique. D’accord.

Passons à l’hypothèse trois qui, bizarrement, concerne aussi la psychologie parce que quand il entre à Harvard au début des années 2000, Zuckerberg ne choisit pas l’informatique comme majeure, ce qui aurait été assez logique étant donné ses aptitudes, il choisit d’étudier en priorité la psychologie des foules. Est-ce qu’il faut voir là un signe ?

Julien Le Bot : Justement, ça nous permet un peu d’écarter l’une des hypothèses avancées par David Fincher qui était de dire que c’est un sociopathe qui voulait draguer des filles. Il n’a pas utilisé la technologie comme un levier pour surmonter des difficultés relationnelles avec la gent féminine. On a quelqu’un qui réfléchit vraiment à l’interaction entre l’homme et la machine et, du coup, pas seulement l’individu mais aussi, peut-être, le collectif. D’où ses premiers sites, ses premières tentatives de développement informatique autour notamment de Synapse qui est un logiciel de recommandation algorithmique par rapport aux goûts et aux fichiers musicaux, en se disant justement que si on peut s’appuyer sur la sagesse des uns et des autres on pourra sans doute, derrière, améliorer la connaissance des uns et des autres.

Xavier de La Porte : Il a quel âge quand il crée Synapse ?

Julien Le Bot : Il a une vingtaine d’années. Il est déjà avec Adam d’Angelo qui l’a rejoint derrière. Très jeune il s’est vraiment intéressé à ces questions de comment l’informatique peut orienter la conversation au sens large.

Xavier de La Porte : Là, il faut faire une petite parenthèse. David Fincher, dont parle Julien Le Bot, c’est le réalisateur de The Social Network, le film sorti en 2010 qui raconte la naissance de Facebook. C’est ce film où tout le monde parle très peu.

[Extrait du film The Social Network]

Xavier de La Porte : Le titre phare de la VO de The Social Network, en tout cas celui qui est resté dans ma mémoire, c’est Creep , une reprise d’un très beau morceau de Radiohead mais en version chorale, un peu type… Mais bon, j’avoue avoir un faible pour cette reprise.

[Extrait musical de Creep]

Xavier de La Porte : I’m a creep. I’m a weirdo. Ce morceau oriente évidemment le film puisqu’il suggère que Zuckerberg est un type bizarre et pas très recommandable.
Julien Le Bot y voit la limite du film qui, selon lui, rend bien compte d’une ambiance d’époque où les millions coulaient pour ceux qui avaient des idées, mais que le film rate quand même quelque chose en faisant de Zuckerberg un type qui n’est attiré que par le pouvoir et l’argent. Mais Julien Le Bot nous dit autre chose. Il dit qu’il y a une sorte de cohérence intellectuelle dans la trajectoire de Zuckerberg, une cohérence dans son intérêt pour le fonctionnement des foules et pour ce qu’on peut tirer de la sagesse des foules. C’est intéressant ça. D’autant plus intéressant que c’était ça le projet de Synapse, la première création de Zuckerberg, largement avant Facebook. Sans doute qu’il avait déjà compris quelque chose à ce moment-là parce que Synpase avait déjà attiré l’attention de Microsoft qui avait proposé à Zuckerberg et D’Angelo d’acheter le programme un million de dollars et de les embaucher pour trois ans, ce qu’ils avaient refusé.
Donc, d’accord pour créditer Mark Zuckerberg d’une forme de cohérence et même d’ambition intellectuelle, mais pourtant, ce qu’il a créé après Synapse et avant Facebook alors qu’il était étudiant à Harvard, on ne peut pas dire non plus que ce soit guidé par l’idée d’améliorer le monde.
Par exemple Facemash, le premier réseau social que code Zuckerberg, s’inspire de sites qui existent déjà à l’époque. Il s’inspire par exemple de Hot or Not, un site qui consiste à classer les filles en sexy ou pas, et d’un autre site qui s’appelle Rate My Face! qui note la tête des gens. Facemash, que code Mark Zuckerberg dans sa chambre en piratant des réseaux de Harvard, est une sorte de synthèse. Ça permet de comparer les photos de deux filles pour savoir laquelle est la plus sexy, de noter ces filles et de dégager une sorte de consensus autour de la personne qui est définitivement considérée comme la plus sexy.
D’où une nouvelle hypothèse que je soumets à Julien Le Bot : manifestement Zuckerberg a vite oublié ce que lui avait appris la psychologie des foules !

Julien Le Bot : La psychologie des foules ce n’est pas uniquement des choses nobles, ce n’est pas uniquement le fait de structurer un débat démocratique pour qu’on puisse créer des points de convergence vers un consensus. Il a cherché toutes les hypothèses, d’ailleurs ça aussi c’est un mode de fonctionnement chez lui. C’est-à-dire qu’il a une idée, je pense qu’il a un concept un peu vague de ceci ou cela et puis il va essayer, il va voir et puis il est très jeune, comme il est très jeune, en fait il s’inspire des sites qui sont faciles à développer et qui cartonnent parce qu’il a envie de voir quels sont les détonateurs de l’envie d’interagir, ce qui, derrière lui a permis d’être très efficace dans le fait de nous forcer, quelque part, à partager des éléments qui étaient beaucoup plus intimes. Mais sur ses premiers sites un peu cradingues qui ont fait qu’un moment on a cru bon de penser que c’était juste un détraqué sexuel qui avait envie de conquérir la gent féminine, non ! Je pense qu’il testait sur des recoins isolés de l’existence des modalités d’interaction entre la machine et l’humanité.

Xavier de La Porte : C’est intéressant cette histoire de test. C’est vraiment la démarche de la programmation appliquée à l’entreprise, la progression par essais/erreurs, jusqu’au moment où on trouve la bonne solution.
D’ailleurs on connaît l’histoire de Facemash, le site marche tellement bien qu’il fait crasher des serveurs de Harvard, mais Zuckerberg est sanctionné pour l’administration pour avoir piraté les réseaux. Il s’excuse plus ou moins ; ça c’est une méthode qu’il inaugure à l’occasion et qu’il continue à appliquer jusqu’à aujourd’hui, c’est-à-dire causer des dégâts puis s’en excuser en disant que ce n’était pas son intention, etc.
En tout cas, quelques mois plus tard, il lance un autre service qui, avant de s’appeler « Facebook » s’appelle « The Facebook », un nom qu’il emprunte aux trombinoscopes qui sont distribués chaque année à tous les étudiants sous la forme de gros albums papier.
Là, nouvelle hypothèse que je soumets à Julien Le Bot : est-ce qu’il n’a pas eu l’intelligence de saisir quelque chose qui était déjà dans l’air du temps ?

Julien Le Bot : Il faut revenir, en fait, un petit peu dans cette époque un peu de la Silicon Valley autour des années 2000, il y a Friendster, il y a Myspace, on a comme ça une convergence de sites qui essaient de rassembler les individus autour de centres d’intérêt. Friendster qui a presque une dimension « tinderesque », on est là dans l’archéologie du réseau social avec justement l‘idée de créer de la rencontre. On a donc Myspace où on a beaucoup d’artistes qui se sont emparés de ces plateformes-là pour construire, quelque part, des mini-sites et structurer leurs communautés autour de leur passion pour la musique.
Comme beaucoup de sites se sont mis à cartonner, je pense qu’il a vraiment senti ce besoin, cette disponibilité des internautes à de nouveaux sites qui leur permettaient d’échanger autrement. C’est-à-dire que, comme me l’a dit d’ailleurs l’un des personnages que j’ai interviewé, finalement le mail était déjà un peu dépassé, on sentait qu’il y avait besoin de structurer autour de l’échange, de la photo ; il y avait quelque chose à créer, eh bien il a essayé de le créer.

Xavier de La Porte : OK. Donc Zuckerberg ne crée pas Facebook ex nihilo. Il y a un esprit d’époque qui est à créer des sites qu’on n’appelle pas encore des réseaux sociaux d’ailleurs mais qui consistent à réunir des gens sans forcément partir d’un objet. D’accord.
Mais quand il crée The Facebook, le site rencontre un succès immédiat, mais alors vraiment spectaculaire. Quatre jours après la création il y a 650 membres, 950 après le premier week-end et, au bout de deux mois, il y a 30 000 inscrits.
Alors là je n’ai plus d’hypothèse mais juste une question pour Julien Le Bot : c’est quoi le secret ? Le vrai secret du premier Facebook ?

Julien Le Bot : Un an avant la création de Facebook, il sort d’un dîner et des étudiants de Harvard se marrent en disant « ce serait quand même bien qu’on ait un trombinoscope en ligne ». Il a entendu ça. Il se dit « les étudiants manifestent l’envie de pouvoir échanger, d’ailleurs ils manifestent peut-être le fait que ça peut être rigolo parce qu’ils auront tout de suite des bonnes informations sur la nana qui est dans tel cours ou sur tel garçon qui est à tel endroit ». L’articulation du contact, de la personnalisation et du fait de montrer sa tête, il y avait un truc ! Ensuite, il a fait très attention à ce que ce soit select au départ puisque Facebook n’a pas été ouvert partout dans le monde d’un coup d’un seul ; en fait, il s’est agi de fonctionner comme dans des logiques de bocaux. Il a ouvert un bocal à l’intérieur duquel on pouvait, par exemple, dire aux étudiants de Harvard « voilà c’est votre tour, vous pouvez y aller », en envoyant par mail l’invitation à des gens bien circonscrits, sans doute suffisamment populaires, comme ça j’ai presque envie de dire que le bruit s’est diffusé partout. Du coup c’est devenu le summum de la hype de créer son compte sur Facebook. Ensuite on est allé sur Yale, sur des universités de la Ivy League. Du coup, le bruit a couru dans les campus moins sophistiqués. On est parti de choses extrêmement circonscrites et, quelque part, les bruits de couloir dans des lieux très sélects, considérés comme cool, ont contribué, je pense, au succès d’un site qui, au départ, ne permettait pas de créer des pages, de faire de la messagerie, etc., mais qui n’était qu’un facebook, c’est-à-dire un trombinoscope.

Xavier de La Porte : C’est drôle comme on a oublié ce côté select de Facebook à ses débuts. Même quand il est arrivé en France, il y avait encore un peu de ça.
Aujourd’hui, Facebook est devenu le réseau social le plus mainstream du monde. On peine à se souvenir qu’à un moment ça a été cool d’être sur Facebook.
L’autre chose très intéressante que rappelle Julien Le Bot, c’est la simplicité de la plateforme. Peu de fonctionnalités mais deux éléments essentiels : la photo et le nom. Et là, on touche un point passionnant relevé par Julien Le Bot.
Pour lui, si Zuckerberg a un génie c’est l’architecture. C’est un architecte qui ne construit pas des bâtiments, évidemment, mais qui construit des réseaux. Et là, il a construit un réseau où tout est pensé. Avant qu’il m’explique j’ai juste une question annexe mais qui va me faire découvrir inopinément un continent : en fait, il a discuté de tout ça avec Zuckerberg, il a pu le rencontrer ?

Julien Le Bot : Évidemment, j’ai contacté Mark Zuckerberg 12 000 fois, j’ai eu 12 000 réponses qui voulaient à chaque fois me dire « oui, on a pris en compte votre demande, mais non, on n’ira pas en interview ». En revanche je me suis amusé à lire l’ensemble des déclarations publiques de Mark Zuckerberg depuis 2003/2004 qui sont compilées dans les Zuckerberg Files1 qui ont été créés par un professeur qui s’appelle Michael Zimmer et qui permettent à tout un chacun d’accéder à toutes ces déclarations en format PDF ou en format TIC avec, en plus, l’URL pour retrouver la source, la date, etc.

Xavier de La Porte : Le continent que j’ai découvert ce sont les Zuckerberg Files. Ils sont hébergés par l’université du Wisconsin où Michael Zimmer enseigne. Pour y avoir accès il suffit de demander l’autorisation en expliquant son projet et après, c’est dingue ! On y trouve tout. Tout sur Zuckerberg. Des transcriptions d’interventions publiques, des vidéos, des posts de blogs, des entretiens, c’est une bibliothèque de « zuckerbergologie ». En m’y baladant, je suis tombé sur une vidéo fabriquée par un certain Benjamin Grosser qui s’appelle Order of magnitude2 et qui consiste à comprendre ce que pense Zuckerberg à partir des mots qu’il emploie le plus souvent pendant ses interventions publiques. Eh bien ça donne ça.

[Voix off de Mark Zuckerberg]

Xavier de La Porte : Les mots qu’emploie le plus Zuckerberg ce sont more, grow et des chiffres. La vidéo dure 50 minutes comme ça, ça me fascine, je pourrais la regarder en boucle. Je suis sûr qu’il y a une vérité de Zuckerberg qui se loge dans ce montage.
Comme j’imagine que Julien Le Bot a eu un usage plus sérieux que moi des Zuckerberg Files, je lui demande ce que lui en a tiré.

Julien Le Bot : Et là on sent très bien, en lisant ses premières déclarations, 2003/2004/2005, qu’on a à faire à un personnage qui pense vraiment macro en permanence. C’est-à-dire qu’en fait il voit comment ces gens qui ont commencé à échanger sur le trombinoscope se mettent à avoir un comportement puisque, évidemment, on est suivi, on est observé, on est surveillé. Il voit par exemple que l’un des enjeux fondamentaux de la plateforme, une fois que les gens ont créé leur profil sur ce trombinoscope, c’est d’aller voir ce qui se passe chez le voisin. Donc il maîtrise bien la montée en régime de ce site en voyant que l’un des désirs qu’il peut lire au travers des données qui sont laissées sur le site c’est que les gens, finalement, ont très envie de savoir ce que Xavier de La Porte a mis sur son profil, ce que Julien Le Bot a mis sur son profil, donc il se dit que pour réussir à répondre favorablement à cet appétit de connaissance ou d’information, eh bien je vais ouvrir ça.
On voit qu’à chacun des déploiements de fonctionnalités de sa plateforme il a réussi, finalement, à convertir l’accumulation de données en fonctionnalités. Et je trouve ça assez fascinant parce qu’il nous a vraiment servi de la soupe, c’est-à-dire qu’il voit vraiment la demande et il structure l’offre fonctionnellement pour que, en gros, il y ait une montée en puissance et un désir de revenir sur la plateforme.

Xavier de La Porte : Convertir l’accumulation de données en fonctionnalités, je trouve ça lumineux ! Parce que vu ce que fait aujourd’hui Facebook avec les données personnelles, c’est-à-dire essentiellement les vendre aux publicitaires, on pourrait croire que c’est la raison d’être de ces bases de données depuis le début. Or, ce que dit Julien Le Bot est un peu différent. Il dit que si, depuis le début, on est sous surveillance quand on est dans Facebook, si, depuis le début, Zuckerberg veut savoir tout ce que font ses usagers et comment ils le font, c’est d’abord pour faire évoluer Facebook dans le sens que veulent les usagers : il veut leur offrir ce qu’ils désirent, c’est une totale politique de la demande. D’où une nouvelle hypothèse. En fait, ce qui est central dans Facebook c’est ce qu’on ne voit pas, ce sont toutes ces données d’utilisation sur lesquelles Zuckerberg a les yeux rivés en permanence.

Julien Le Bot : Il est entouré de tout un tas d’ingénieurs qui peuvent coder, etc., mais ils ne codent pas à l’aveugle, c’est-à-dire que tout ce qui est développement fonctionnel est corrélé soit à une demande parce qu’ils ont vu dans les métriques d’usage qu’il y avait des internautes qui, sans cesse, cherchaient à revenir par exemple sur la page de Xavier de La Porte donc il s’est dit il faut que je fasse quelque chose, il faut que je puisse structurer ce besoin, il faut même que je puisse structurer cet appétit des gens autour de Xavier de La Porte. D’ailleurs, ce qui est très intéressant, c’est que quand en 2006, ils ont sorti le fil d’actualité, le news fid, les premières réactions des internautes c’est de dire turn this shit off, « il faut vraiment qu’on arrête, arrêtez-moi cette merde » parce que finalement je me rends compte que chaque fois que quelqu’un actualise son profil ça me remonte sur ce qu’on appelle ce fil, c’est-à-dire l’apparition antéchronologique de toutes les bidouilles sur Facebook.

Xavier de La Porte : Qui n’existait pas avant parce qu’il fallait aller sur la page de quelqu’un pour voir ce qui s’y passait, tandis que là ça arrive chez vous directement.

Julien Le Bot : Avant on allait voir et désormais, en fait, c’est rendu visible. C’est une architecture de l’information. Il s’est justement rendu compte qu’il fallait rendre visibles les désirs et les us et coutumes de chacun sur Facebook. Le fil d’actualité n’a fait que rendre tangible le fait qu’on passait son temps à aller scruter, à aller voir ce qui se passait sur le profil de son voisin. La première réaction des internautes a été de dire « mais qu’est-ce qu’il fait ? Il est en train de rendre visible quelque part tout ce qu’on a mis comme données sur Facebook », sauf que les gens les avaient mises librement, ils avaient consenti à livrer leurs informations, donc quelque part les internautes se sont trouvés face à leur propre paradoxe, c’est-à-dire qu’ils étaient OK pour télécharger leurs propres informations et pour aller voir chez le voisin, mais quand on rendait visible le fait qu’ils allaient voir chez le voisin ce qui s'y passait, ils n’ont pas du tout apprécié.

Xavier de La Porte : Incroyable tout ce qui peut se loger dans une fonctionnalité devenue aussi banale qu’un fil d’actualité. Parce que dans le fil d’actualité de Facebook, il y a l’attention au métrique et la déduction qu’il faut aussi une nouvelle fonctionnalité. Il y a la stratégie habituelle de Zuckerberg : passer en force, ne pas broncher face aux critiques, rassurer les équipes, la conviction que ce que veulent les gens est forcément une bonne chose, mais il y a aussi le fait de tirer avantage de nos propres paradoxes. Tout ça c’est donc dans le fil d’actualité Facebook.

Si on prenait une autre fonctionnalité, par exemple le bouton de partage Facebook qu’on peut intégrer sur n’importe quelle page web et qui permet en un clic, à l’usager, de partager cette page à ses amis Facebook. Il faut reconnaître que c’est assez génial. Qu’est-ce qui a présidé au bouton de partage ?

Julien Le Bot : Il s’est dit qu’en encourageant la possibilité de partager à son propre réseau, on démultiplierait d’une part le fait de faire vivre le fil d’actualité et puis, d’autre part, on démultiplierait l’envie d’aller voir ce que les amis ont pu partager. On sent tout de suite les mécaniques de recommandations qui peuvent arriver après, derrière, c’est-à-dire qu'un peu par la grâce de ce repérage des partages qui sont populaires, par la grâce des gens qui vont se mettre à lire et relire et re-relire ce qui a été partagé, eh bien ça nous dit quelque chose de l’intérêt d’une conversation autour d’une thématique.

Xavier de La Porte : Nouvelle parenthèse. Ce que dit Julien Le Bot c’est non seulement que Mark Zuckerberg a le nez sur les métriques pour adapter ses fonctionnalités aux usagers, mais qu’il crée aussi des fonctionnalités qui lui donneront de nouveaux outils de mesure. Le bouton de partage ça sert donc aussi à ça : non seulement à simplifier la vie des usagers de Facebook qui n’ont qu’à appuyer sur un bouton pour adresser un contenu à tous leurs amis, mais ça sert aussi à mesurer de manière très simple la popularité d’un contenu, même un contenu qui ne provient pas de Facebook. Nouvelle métrique à partir de laquelle on pourra créer d’autres fonctionnalités, ou qu’on pourra intégrer dans des algorithmes pour la recommandation par exemple.
Je pense que c’est de ça dont parle Julien Le Bot quand il dit que Zuckerberg est un génie d’architecture. C’est un architecte qui fait évoluer son bâtiment en fonction de comment les gens y vivent et qui parviendrait même à faire en sorte que toute la ville s’organise à partir de son bâtiment. Fin de la parenthèse. On continue sur le bouton de partage.

Julien Le Bot : Ce sont des petites fonctionnalités toutes simples, même avec un mot qui paraît un peu bénin, « partager », on se dit qu’on est avec des amis sur un trombinoscope, « je partage », mais en réalité c’est très complexe ce qui se met en place derrière. Et je pense que lui, très tôt, il en avait une sorte de conception, mais une conception macro encore une fois, évidemment il n’avait pas envisagé tout ce qui pouvait advenir derrière tout ça, et c’est d’ailleurs l’un des problèmes, mais il était tout à fait lucide sur le fait qu’en installant toutes ces mécaniques, les internautes auraient envie non seulement d’y revenir, mais que sa plateforme pourrait s’imposer comme un des lieux essentiels de notre accès à l’information au sens large.

Xavier de La Porte : Plateforme. Le mot est essentiel et je le comprends en soumettant à Julien Le Bot une autre fonctionnalité de Facebook. C’est celle qu’on a vu apparaître plus récemment, se connecter avec Facebook. C’est-à-dire que quand j’arrive sur un site on me propose soit de créer un compte soit de me loguer avec mon compte Facebook. Facebook devient donc un intermédiaire entre moi et des sites qui n’ont rien à voir avec Facebook. Donc une autre manière pour Facebook de savoir ce que je fais même quad je ne suis pas sur Facebook.

Julien Le Bot : Effectivement, il a beau avoir ce discours sur la prodigieuse décentralisation qu’Internet a pu apporter à l’information dans le monde, il a, quelque part bizarrement et presque paradoxalement, voulu imposer Facebook comme plateforme d’intermédiation entre Internet et les internautes.

Xavier de La Porte : Oui, c’est évident. Si Facebook est tant détesté par les pionniers de l’Internet et d’ailleurs par tous ceux qui défendent des utopies numériques, c’est parce qu’il est à l’inverse de la logique de l’Internet des débuts. Il le dit très bien Julien Le Bot. Alors que dans Internet tout visait et parfois vise encore à supprimer des intermédiaires, eh bien Facebook arrive à se constituer lui-même en nouvel intermédiaire entre Internet et les internautes.
D’ailleurs, ça me fait penser à une enquête menée il y a quelques années dans un pays d’Asie, je crois que c’était l’Indonésie, où une part très importante de la population disait : « Ah non, je n’ai pas Internet, mais oui, je suis sur Facebook. » Ce n’était pas du tout une bêtise de leur part, c’était juste la réalisation du rêve de Zuckerberg : que Facebook et Internet ce soit la même chose.
Du coup je me pose une question : quand on bâtit un système comme celui-là, est-ce qu’on peut continuer à croire qu’on fait le bien comme n’arrête pas de le clamer Zuckerberg ? Alors là je balance entre deux hypothèses : ce type est-il un grand naïf ou un grand cynique ?

Julien Le Bot : Je pense qu’il y a non pas forcément une forme de naïveté, mais il reste cette espèce de techno-optimisme qui, à mon avis, le guide depuis ses débuts, C’est ça l’intérêt de retrouver et de reconstruire une trajectoire sur 15 ans, c’est de sentir qu’au fond de lui il y a cette conception presque viscérale du fait que l’outil informatique, tel que lui le conçoit, au bout du compte est une bonne chose.

Xavier de La Porte : Oui, sauf que comment il peut encore dire ça aujourd’hui, après Cambridge Analytica3 qui n’est quand même pas très bien réglé, après une sorte de mépris manifeste pour la question de la vie privée ? Comment il peut encore maintenir ça, parce que, maintenant, on lui a mis les effets négatifs devant les yeux à maintes reprises et qu’il maintient son techno-optimisme ; c’est là où c’est inquiétant.

Julien Le Bot : Je pense que c’est un facteur accablant, je ne suis pas en train de le déresponsabiliser. Au contraire, je pense qu’il faut qu’on s’inquiète parce qu’il a beaucoup de pouvoirs et qu’il reste persuadé que sa plateforme est effectivement une force positive dans le monde. Ce qui est très bizarre et ça on me l’a bien raconté, je me revois notamment chez Wired à San Francisco et on discute – on a encore Cambridge Analytica dans toutes les têtes, etc. – et Fred Vogelstein me dit que ce qui est très étrange c’est qu’on se rend compte que Mark Zuckerberg est un mec qui a de telles convictions qu’il a mis très longtemps à réaliser les dommages collatéraux, pour le dire de manière pudique, provoqués par sa plateforme. D’autre part, je pense que même si maintenant il a pris en compte le fait qu’il fallait mieux contrôler les questions de sécurité et d’impacts négatifs de sa plateforme, il reste persuadé que globalement Facebook fait ce qu’il faut pour corriger ça et qu’au bout du compte il réussira par imposer sa solution. Donc, de ce point de vue-là, est-ce que c’est du cynisme ?, je ne sais pas, mais ce qui est sûr c'est qu'il est très inquiétant parce qu’il est convaincu de faire le bien et on sait bien que ce n’est pas parce qu’on est convaincu de faire le bien qu’on réussit à construire des choses positives.

Xavier de La Porte : Donc donnons crédit à Zuckerberg qu'il est convaincu de faire le bien malgré tout, malgré toutes les dérives aujourd’hui documentées de Facebook et qu’il a d’ailleurs été obligé de reconnaître et c’est ce qu’on verra dans l’épisode suivant, les dérives de Facebook, bien sûr, mais surtout la manière très étrange dont Zuckerberg y réagit, une sorte de déni qui, au final, est presque plus inquiétante que les dérives en elles-mêmes, Cambridge Analytica, une liberté d’expression à géométrie variable, la fascination pour l’Empire romain ; il y a de quoi faire !