Le traçage téléphonique - Asma Mhalla

Titre : Le traçage téléphonique
Intervenant·e·s : Asma Mhalla - Frédéric Taddeï
Lieu : Émission Interdit d'interdire, RT France
Date : 21 avril 2020
Durée : 31 min 30 [n'est transcrit que l'entretien avec Asma Mhalla]
Visualiser la vidéo ici ou ici
Licence de la transcription : Verbatim
Illustration : only a trace remained by wonder-ing, photo Flirck - Licence Creative Commons BY SA 2.0
NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcription

Frédéric Taddeï : Bienvenue non pas sur le plateau d’Interdit d’interdire mais chez moi, confinement oblige. Et, pour débattre de la nécessité, ou pas, du traçage téléphonique pour enrayer l’épidémie de Covid-19, je vais m’entretenir successivement par Skype avec Asma Mhalla et avec Laurent Alexandre.
Bonjour Asma Mhalla, je vais commencer par vous. Vous êtes maître de conférences à Sciences Po, spécialiste des enjeux de l’économie numérique, vous intervenez également à l’ESCP Europe, une école dont vous êtes vous-même diplômée.
On l’a entendu, le gouvernement français a l’intention d’utiliser les techniques de traçage des données du téléphone pour lutter contre le Covid-19, le débat parlementaire aura lieu les 28 et 29 avril. Quelle est votre réaction ?

Asma Mhalla : Bonjour et merci pour l’invitation.
La réaction première que j’ai par rapport à ces outils-là, c’est que le vrai sujet n’est pas l’outil en tant que tel et, malheureusement, le débat s’est beaucoup trop cristallisé autour de l’architecture de la solution technique, mais plutôt sur la gouvernementalité, en fait, qui vient accompagner ce type d’outil-là. Et par parenthèse, il me semble que le débat qui va avoir lieu les 28 et 29 sera en effet un débat, les gens vont parler, vont donner leur avis, en revanche il me semble qu’il ne va donner lieu à aucun vote. Donc je ne vois pas bien la finalité de débattre pour finalement ne rien voter ou pour, en fait, confirmer des décisions qui auront été prises à priori.

Frédéric Taddeï : La raison pour laquelle il n’y aura pas de vote, ça a été dit, c’est tout simplement parce que les mesures préconisées par le gouvernement seront sur la base du volontariat, nous ne serons obligés, nous, Français, de nous y conformer, donc dans ce cas il n’y a pas lieu de voter au Parlement puisque chacun aura le loisir de faire ce qu’il veut. En fait, c’est un débat pour débattre, parce que le Parlement, autrement, aurait dit « on ne nous demande pas notre avis ». On lui demande.

Asma Mhalla : Bon ! Très bien. Si ça suffit à la vivacité de la démocratie française, parfait. Il me semble que les enjeux démocratiques ne sont vraiment pas sur le fait qu’on va débattre sans pouvoir voter ou quoi. En effet, le cadre légal est respecté par rapport à l’application Stop-Covid que vous évoquez. Juste en préambule, il ne s’agit pas, pour être tout à fait claire et transparente, d’application de tracking comme on en entend parler, avec des trucs très dystopiques venant de Chine ou je ne sais quoi. Il y a 49 pays qui déploient aujourd’hui ce type d’application, donc il y a 49 façons de faire, puisqu’il y a 49 États donc 49 protocoles possibles.
Par rapport au cadre français, il me semble que les garanties ont été prises et reprises et réaffirmées en permanence par rapport, justement, et ce que vous évoquiez, au respect du cadre légal. Donc de ce point de vue-là, il me semble que le sujet, à encore quelques questions techniques près sur la modélisation algorithmique des risques, sur la cybersécurité, etc., sont à peu près évacuées. Et si ça permet de rassurer certains, à commencer par l’État lui-même, alors pourquoi pas, j’ai envie de vous dire.
Mais ce qui est plus intéressant à mon sens, c’est vraiment, en fait, ce qui vient enrober et accompagner d’un point de vue plus politique cet outil-là et ces outils-là. Et ce qui est très intéressant et peut-être le premier étonnement, c’est le fait qu’une crise sanitaire de cette ampleur-là ne soit pas uniquement ou essentiellement traitée sur le plan sanitaire mais sur le plan sécuritaire. C’est-à-dire qu’on voit apparaître, comme ça, des outils qui, de mon point de vue, ne sont absolument pas solutionnistes comme on voudrait, comme on a pris l’habitude de le dire. Donc ce n’est pas de la bidouille solutionniste, mais ça vient vraiment en support d’un discours politique autour de la légalité, de la souveraineté, etc., et qui, en réalité, remet au goût du jour une bio-politique un peu foucaldienne qu’on voyait déjà au Moyen Âge, en fait, sur la gestion de la lèpre, du choléra, de la vérole, etc. C’est-à-dire qu’on met des dispositifs de discipline – le confinement, la mise en quarantaine – qui viennent s’accompagner de dispositifs de contrôle – les attestations, la police. Mais ce qui est un peu plus ambigu et un peu plus compliqué, c’est encore ce qui vient autour. Je fais référence notamment à l’audition du président du Conseil scientifique [Jean-François Delfraissy] le 15 avril dernier au Sénat qui parlait du projet éventuel de mettre en place des brigades qui seraient le versant humain de l’application, la fameuse application Stop-Covid, donc des brigades humaines qui viendraient, si vous êtes soupçonné d’être malade, vous tester et vous isoler le cas échéant. Donc là le glissement commence à devenir politiquement un tout un petit peu compliqué. Si, tout d’un coup, au versant technologique on avait un versant humain qui serait donc une brigade qui viendrait vous extraire de votre milieu pour vous mettre dans une léproserie, dans un lieu de confinement de luxe ou pas, parce qu’il y a maintenant des hôtels qui ont mis leur infrastructure à disposition, ça devient un tout petit peu compliqué. Se rajoute encore à ça tout un ensemble de techniques de nudge ; ce qu’on appelle le nudge ce sont des techniques d’incitation, d’aucuns diraient de manipulation, mais très légères, qui permettent, en fait, une adoption de telle ou telle application, de tel ou tel outil technique mais de façon volontaire.
Là on a vu apparaître récemment dans le débat public le fait que si on téléchargeait Stop-Covid, alors on aurait la priorité aux tests, on aurait même, peut-être, la priorité à des centres de confinement très bien, dans des hôtels 5 étoiles, de luxe. Donc, tout d’un coup, on glisse vers quelque chose qui est beaucoup plus pernicieux que simplement de la discipline, du confinement ou du contrôle simple de police. En réalité, on est en train de changer progressivement de paradigme avec ce nudge, avec ces brigades, avec ces outils de contrôle qui viendraient finalement individualiser le contrôle. Le contrôle deviendrait autocontrôle par la pression sociale et par la culpabilité ou la culpabilisation que ça pourrait générer. Et c’est en ce sens que ça pose des questions politiques beaucoup plus fondamentales que simplement l’architecture technique de la solution.

Frédéric Taddeï : Asma Mhalla, il faut néanmoins préciser que l’idée d’une carotte pour que les gens téléchargent cette application, Stop-Covid, qui leur donnerait, parait-il, le droit d’être… C’était quoi la carotte exactement ? Je veux dire, par là, que cette carotte-là ça ce n’est pas le gouvernement, ça n’a rien d’officiel, ça fait partie des suggestions que chacun émet tous les jours dans son coin.

Asma Mhalla : En fait, le contrôle social c’est précisément ça. C’est-à-dire que si ça venait du gouvernement il y aurait un à priori coercitif. Là où le nudge est très intéressant c'est parce que précisément il vient de vous, moi, les influenceurs, les stars, les hashtags, les « moi mon confinement sur Kombini », « moi mon confinement est super et c’est tellement drôle », « moi je souffre comme vous, donc tous ensemble faisons effort collectif, unité nationale contre cet ennemi invisible qu’est le virus ». Il y a toujours un ennemi invisible quelque part qui se loge depuis quelques années et qui permet artificiellement de recréer une unité nationale, ou en tout cas c’est l’impression que ça donne. C’est-à-dire qu’on a besoin de quelque chose derrière lequel la nation ferait front, ferait bloc. Ça interpelle quand même.

Frédéric Taddeï : Pour en revenir à cette application Stop-Covid, elle est inspirée, on l’a dit, de l’application Trace Together qui fonctionne à Singapour et qui, elle aussi, est basée sur le volontariat. Elle est basée également sur le Bluetooth1, c’est important, et pas sur la géolocalisation par GPS. Ça veut dire que ça n’enregistre pas vos déplacements, on ne sait pas où vous êtes, on sait simplement avec qui votre téléphone a été en contact et encore, ne sait-on pas le nom de la personne avec qui votre téléphone a été en contact. On sait que ce sera chiffré, c’est juste un code, mais ça permet d’avertir cette personne au cas où vous seriez vous-même affecté, ça permettrait de prévenir tous ceux avec qui vous avez été en contact, via le Bluetooth de votre téléphone, pour les prévenir qu’eux-mêmes pourraient bien avoir attrapé le covid. On a l’impression que tous les efforts sont faits pour respecter la vie privée et surtout pour qu’on ne puisse pas qualifier le gouvernement, justement, d’être beaucoup trop intrusif.

Asma Mhalla : Absolument. Je vous le disais en préambule, c’est-à-dire que par rapport vraiment à l’application en tant que telle, les garanties ont été prises. C’est l’Inria [Institut national de recherche en informatique et en automatique] qui est en charge de la conception privacy by design de la solution et, en ce sens, leur bonne foi est totale, ils ont des compétences reconnues à ce sujet, etc. Le fait qu’il y ait des garanties qui aient été prises c’est un fait. Cela dit, dans l’historique et dans l’histoire de la chose il y a eu quand même beaucoup d’allers-retours. C’est-à-dire que ça a été aussi l’effet de la vivacité du débat public qu’on en arrive à une affirmation si forte du respect de la réglementation RGPD2 en l’occurrence.
Le seul point d’attention à ce sujet c’est qu'en effet, actuellement, ça respecte le cadre légal, mais à cadre légal constant. Or il se trouve, et on le voit en permanence, que le droit est très malléable depuis quelque temps, depuis quelques années, et qu’on s’amuse au nom d’exceptions, au nom de moments d’urgence, au nom, finalement, d’exceptions récurrentes – et quand les exceptions deviennent récurrentes elles ne sont plus vraiment exceptionnelles –, donc se pose la question de l’État de droit quand même et du cadre de référence initial ; encore une fois c’est à condition qu’on soit à droit constant ce qui n’est pas toujours le cas. D’ailleurs vous parliez de Singapour, je vous parlerai de la Grande-Bretagne qui est encore plus proche de nous, qui a déployé ce type d’application, et The Guardian, la semaine dernière, a révélé une note confidentielle interne prévoyant déjà la levée de l’anonymat en cas de besoin exceptionnel ou pour la recherche médicale, etc. Donc, de toutes façons, la possibilité de remonter la chaîne et de dés-anonymiser est techniquement toujours possible puisque dans la technique même, dans la solution technique même qui est aujourd’hui choisie par l’Inria, il y aura centralisation. Ça ne veut pas dire que c’est beaucoup plus grave qu’une décentralisation. En fait, si on est honnête intellectuellement, les deux options se valent en termes de sécurité et la centralisation autour d’une base de données unique n’est pas tellement davantage gage de sécurité, de bonne foi ou de bienveillance qu’un système totalement décentralisé en réalité. Ce qui se passe en Grande-Bretagne, c’est que la levée de l’anonymat est déjà prévue dans un certain nombre de cas exceptionnels.

Frédéric Taddeï : Vous avez raison en ce qui concerne la centralisation des données. À Singapour, par exemple, c’est le ministère de la Santé qui a la main sur ces données et lui seul peut les utiliser. On pourrait très bien imaginer que demain le ministère de l’Intérieur ait également la main sur ces données ; on pourrait imaginer aussi que Google et Apple, qui sont indispensables pour que tout cela fonctionne, aient eux aussi la main sur ces données et on pourrait discuter à l’infini pour savoir que ce qui est le plus dangereux, que ce soit l’État ou des entreprises privées qui aient la main sur ces données.

Asma Mhalla : On pourrait en parler à l’infini. Il y a deux questions sous-jacentes finalement à ça. Il y a la question de la souveraineté qui est en permanence invoquée, mais dont on se rend compte quand même de l’incohérence : par parenthèse, pendant qu’on parlait de Stop-Covid, l’AP-HP Assistance publique - Hôpitaux de Paris] était entrée en négociation avec Palantir, donc ça posait des questions ; la proposition a été rejetée depuis, heureusement. Il y a quand même une espèce de schizophrénie autour de la question de la souveraineté, Palantir étant quand même toujours implanté à la DGSI, Microsoft à l’Éducation nationale, etc., donc rien n’est nouveau. Les questions de transfert de souveraineté, les partenariats public-privé, en fait sont pré-existants à la crise du covid. Là où ils sont encore plus prégnants, là où ils sont encore plus sensibles, c’est qu’ils s’attaquent à nos données de santé, donc ce qu’il y a potentiellement de plus intime et à ce qui, quand même, a été un de nos droits fondamentaux qui est celui du secret médical. Donc la question qui se pose derrière c’est : est-ce qu’on n’est pas en train de changer de paradigme, on n’est pas en train de changer de société, vers quelque chose, un glissement, vers une forme de transparence médicale ? En fait, ça rejoint tous les débats qu’on a eus ces dernières années sur la vie privée. Est-ce que les nouvelles plateformes, les méta-plateformes, les réseaux sociaux n’arriveraient pas à une forme de fin de la privacy, puis à la transparence totale et absolue. On retrouve exactement les mêmes termes du débat autour de la question de la santé, simplement avec des enjeux peut-être encore plus graves puisque si on rentre et si on fait le choix de société d’aller sur une société de la transparence médicale, alors mon dieu, les typologies de discrimination, voire de ségrégation de certaines populations, comme on en voit les balbutiements — les personnes âgées, les obèses, les malades chroniques, etc.—, qui seraient à priori exclues, en fait, d’un certain nombre de droits, de lieux, de liberté de circulation. On change, finalement, totalement de société et, en ce sens, ce n’est pas exactement le cadre légal dans lequel les démocraties contemporaines sont actuellement inscrites.

Frédéric Taddeï : On peut imaginer que si, en plus, les compagnies d’assurance mettaient la main sur ces données, dont on connaît évidemment et la philanthropie et le côté éclairé, on peut se dire effectivement que ce serait un cauchemar. Mais ça n’est pas ce qui est…

Asma Mhalla : Cher Frédéric, je n’aimerais pas vous décevoir, mais c’est déjà le cas. Il se trouve qu’elles ont déjà un certain nombre de données de santé.

Frédéric Taddeï : Oui, mais pas celles-ci.

Asma Mhalla : Pas celles-ci et le risque que je vois c’est vraiment de construire, en fait, cette société-là, et qui a été mis sur la table, ce n’est vraiment pas une vue de l’esprit, on s’est vraiment posé la question des Qr codes, des codes couleur, des laissez-passer, des certificats numériques d’immunité. En réalité, les deux droits fondamentaux qui sont aujourd’hui sur la table ce sont la liberté de circulation d’un part, le secret médical d’autre part, alliés ensemble, qu’est-ce qu’on en fait finalement ? C’est plutôt ces questions politiques-là qu’il faudrait qu’on adresse collectivement et sur lesquelles il faudrait sensibiliser tout le monde.

Frédéric Taddeï : Tout à fait, mais ce sont des mesures temporaires que l’on demande aujourd’hui, liées à l’épidémie, qui devraient cesser immédiatement après que l’épidémie aura été vaincue.

Asma Mhalla : Oui, c’est ce que je vous disais tout à l’heure : à cadre légal constant. Or il se trouve que dans l’histoire récente, c’est-à-dire quand même depuis 2015, on a d’abord eu droit à ça avec la lutte antiterroriste qui était, initialement en fait, une série de mesures, comme ça, qui étaient dites exceptionnelles et qui, tout d’un coup, se sont finalement fondues dans le droit commun. La question est toujours la même, c’est-à-dire qu’au nom de l’exception, au nom de l’urgence, est-ce qu’on ne prend pas en permanence le risque de venir heurter l’État de droit ou le cadre du droit, le cadre légal initial ? C’est un peu la tendance depuis quelques années.

Frédéric Taddeï : Asma Mhalla, en l’occurrence, le problème n’est-il pas celui du volontariat ? Le président l’a dit et c’est redit à chaque fois, cela se fera sur le principe du volontariat comme à Singapour où, on le sait, seulement un million des six millions d’habitants de Singapour a téléchargé cette application. Or c’est une des failles du système. À partir du moment où tout le monde n’a pas cette application on peut douter de l’efficacité de ce traçage téléphonique censé nous permettre de remonter la chaîne de contamination. Si je suis moi-même infecté par le virus et si je dis « eh bien non, moi je n’ai pas téléchargé l’application donc vous ne saurez jamais toutes les personnes que j’ai rencontrées » ; ou si je suis porteur sain et que je refuse de télécharger cette application, personne ne saura jamais toutes les personnes que je rencontre et peut-être que je contamine, à ce moment-là, à quoi cela sert-il ? Est-ce qu’il ne faudrait pas, au contraire, durcir, que ce ne soit plus sur le principe du volontariat mais que ce soit une obligation ?

Asma Mhalla : Il y a deux options soit vous durcissez, soit vous annulez. Ou vous gardez la chose constante. Le choix n’est pas toujours binaire ou n’est pas toujours celui qu’on croit. Il y avait d’autres choix possibles.
Sur la question de la coercition c’est-à-dire le rendre obligatoire, à ce moment-là on contreviendrait quand même au RGPD, au cadre légal et à l’ensemble des garanties qui ont été prises. À ce moment-là on revient à la question du régime d’exceptionnalité versus l’État de droit, donc ça va supposer des passages en force légaux. Ça c’est la première chose.
La deuxième chose, sur à quoi sert-il ? Il me semble que l’application de traçage, en l’occurrence, n’a pas une utilité sanitaire, elle a davantage une utilité politique : elle est le support d’un discours politique et elle est le support pour donner l’impression d’agir là où, en fait, pendant trente ans on a détricoté l’État social, on a détricoté les services publics vitaux – l’école, l’hôpital –, donc on s’est retrouvé pris dans la fulgurance de la crise, dans la fulgurance de la pandémie qui, soit dit en passant, n’a rien d’exceptionnel puisque l’histoire de l’humanité a connu pléthore de pandémies. Toujours est-il que notre hyper-modernité nous a fait oublier ce risque-là et surtout la gestion de la mort qui est devenue un sujet tabou, de la mort de masse, de la mort incontrôlée, de la mort indifférenciée. Et, tout d’un coup, les pouvoirs publics se sont retrouvés en déflagration avec ce truc qu’ils ne savent pas gérer. L’application est donc un outil de communication politique donnant l’impression d’une action. La question qui se pose derrière c’est : le légal est-il forcément le légitime ? Il se trouve que peut-être non.

Frédéric Taddeï : La pression d’une action, ça n’est pas tout à fait juste. Si nous avons enfin des tests – tout le monde a l’air d’être d’accord qu’ils sont indispensables – il faudra tester tout le monde tous les jours si nous n’avons pas de traçage téléphonique. Le traçage téléphonique c’est ce qui nous permet d’économiser les tests, de tester uniquement les gens qui ont été en contact avec des gens qui sont susceptibles d’avoir le virus. Sinon on teste tout le monde, tous les jours, et évidemment c’est impossible parce qu’on n’aura jamais assez de tests.

Asma Mhalla : Oui, mais la solution Stop-Covid n’est pas du tout une espèce de test en temps réel. Stop-Covid va, dans le meilleur des cas, identifier que vous avez été en contact avec quelqu’un à moment donné, mais Stop-Covid n’est pas une application sanitaire, n’est pas une innovation de rupture en biotech. Stop-Covid dit qu’à un moment donné vous avez croisé quelqu'un qui, peut-être éventuellement, sur des algorithmes qui ne sont pas encore construits, dont on ne connaît pas encore l’architecture parce que précisément l’épidémiologie du coronavirus est encore en évolution. Donc nous-mêmes, en fait, ne comprenons pas la propagation exacte du virus, nous n’avons pas l’entièreté de la science, des symptômes de ce virus-là, donc il est très difficile de faire porter à une simple application Bluetooth de contact tracing une telle responsabilité qu’elle n’aura jamais et qu’elle n’aura techniquement jamais. Donc le choix n’est pas entre l’application Stop-Covid ou des tests massifs. En effet, l’application toute seule ne servirait à rien et en effet, prise hors de toute politique sanitaire globale, de dépistage de masse, de masques et d’infrastructures médicales – il va falloir quand même y revenir à l’État social, à l’État providence, etc. – ne servirait de toute façon à rien.

Frédéric Taddeï : En effet, on sait à peu près ce qu’il nous faut : il faut des masques pour tous, il faut des tests pour vérifier auprès du plus grand nombre possible de gens s’ils sont porteurs du virus ou pas, il faut du traçage, semble-t-il, pour remonter la chaîne de contamination et puis il faut des mesures d’isolement pour ceux qui risquent d’avoir été contaminés. Vous parliez de léproserie tout à l’heure, sans aller jusque-là parce que les léproseries au Moyen Âge n’avaient rien de très agréable, mais à Singapour vous êtes isolé dans des hôtels qui n’ont rien d’une léproserie, qui évitent que vous retourniez dans votre famille et que vous contaminiez tout le monde. Sans l’ensemble de cette chaîne-là, on se demande si on peut déconfiner demain ; ça semble impossible !

Asma Mhalla : Hier visiblement, pendant le discours, enfin la mise au point d’Édouard Philippe, en effet ça semble difficile de déconfiner. Maintenant il y a une subtilité sémantique puisque le 11 mai ce n’est pas le début du déconfinement, c’est la fin du confinement, je ne sais pas si on a capté le petit glissement, la petite évolution. Qu’est-ce que ça veut dire la fin du confinement ? Une des hypothèses, mais qui, encore une fois, on l’a évoquée tout à l’heure, doit être vraiment manipulée avec beaucoup de précautions c’est de ne laisser confinés que certains pour libérer les autres. Peut-être qu’une des options ce sont les personnes âgées, les obèses, les malades chroniques et toute personne identifiée fragile qui seraient astreintes au confinement pour libérer la masse.

Frédéric Taddeï : Vous avez raison, ça représente à peu près 18 millions de Français qui resteraient confinés volontairement puisque, pour l’instant, il n’est pas prévu qu’on leur interdise de sortir, on leur dit « c’est dans votre intérêt que vous devez rester confinés ». Encore une fois j’insiste, si nous tous qui ne sommes ni obèses, ni âgés, ni trop âgés en tout cas, ni avec des maladies qui nous rendent vulnérables, des comorbidités comme on les appelle, si nous n’avons pas de masque, si nous ne sommes pas testés et si on ne trace pas les gens que nous allons rencontrer, eh bien tout simplement on va continuer de se contaminer puisqu’on ne saura pas que nous sommes contaminés au moment où nous sortirons, ni porteurs du virus, donc fatalement on en contaminera d’autres.

Asma Mhalla : Oui. J’entends le point qui est un peu inextricable présenté comme ça. Le point de fuite à ça, va être un hors-sujet pour vous mais qui est un sujet fondamental qui est, en fait, qu’il y a quand même eu une psychose autour du coronavirus. Le virus est parfaitement inédit, a une vitesse de propagation folle, on ne sait pas le comprendre, etc., mais autour de ça qui est un phénomène réel, avec un taux de mortalité réel et une souffrance réelle, s’est quand même agrégée une espèce de psychose de toute la population alimentée aussi par le discours ambiant.
Je ne sais pas si vous avez remarqué que depuis quelque temps, quand même, on débraye sur la psychose parce qu’il y a le retour du réel et le retour du réel c’est l’économie. Donc, à un moment donné, peut-être qu’on va continuer à se contaminer, mais il va falloir quand même retourner travailler. On va rouvrir les écoles parce que, de toute façon, il n’y a pas le choix, parce que, de toute façon, on est déjà entré en récession et il va bien falloir que la machine économique reprenne. Vous voyez que les arbitrages, les priorisations sont aussi faites en fonction des injonctions du réel et aussi de calculs économiques.

Frédéric Taddeï : Quand vous parlez d’injonctions du réel, vous parlez de l’économie comme si celle-là ne nous concernait pas, que c’était, au fond, le souci de quelques grands capitalistes, mais c’est notre intérêt.

Asma Mhalla : Absolument pas !

Frédéric Taddeï : On est d'accord, c’est notre intérêt de pouvoir recommencer à gagner notre vie.

Asma Mhalla : On est parfaitement d’accord. Absolument. Tant qu’on est insérés dans le système, c’est absolument dans l’intérêt de tous. D’ailleurs ça interpelle aussi sur le fameux monde de l’après dont tout le monde attend un peu l’arrivée, comment on va gérer l’après avec une espèce de plaquage idéologique de tout un tas de problématiques écologiques, les collapsologues qui viennent un peu se greffer là-dessus, etc. L’après, à très court terme – tout dépend de la temporalité qu’on donne à l’après – va être juste d’aller rafistoler un peu tout ce qu’on a perdu, donc retourner au travail, peut-être travailler encore plus d’après le Medef et reprendre, si on peut, les fameux jours heureux comme dirait l’autre.

Frédéric Taddeï : Asma Mhalla, est-ce qu’on ne peut pas dire qu’aujourd’hui nous sommes coincés, au fond, entre deux formes de dictature, celle que nous connaissons aujourd’hui, la dictature du confinement, nous sommes voués à un couvre-feu permanent, nous ne pouvons pas sortir de chez nous sans dérogation, nous sommes susceptibles d’être contrôlés et verbalisés par la police, voire déférés devant un tribunal si on le fait à plusieurs reprises ; c’est une vieille dictature, un vieille forme de dictature, elle est sanitaire, mais c’est une dictature quand même. Et puis un autre forme de dictature qui nous permettrait de nous déconfiner, basée, vous l’avez dit, sur l’auto-surveillance qui permettrait de savoir avec qui nous avons été en contact via le traçage téléphonique, qui aurait l’avantage de nous permettre de sortir plus librement et qui, nous l’espérons, ne serait que provisoire : dès l’instant où le virus serait vaincu, nous y mettrions fin immédiatement. Au fond, c’est entre ces deux systèmes-là ou vous en voyez un troisième ?

Asma Mhalla : Le choix qui nous est donné c’est clairement celui-là, c’est-à-dire le confinement total pour tous ou un déconfinement progressif ou ciblé entre certains, etc., donc avec une progressivité, comme ça, dans le temps.
Très sincèrement, en l’état technologique des choses, puisque on nous a quand même vendu la post-modernité avec une époque qui était censée être pleine, féconde en innovation de rupture, on se rend compte qu’en lieu et place on n’a pas vraiment grand-chose, c’est-à-dire les fameux GAFAM sauveurs du monde, etc., la France championne de la biotech, on n’a rien vu, à part une application de traçage mais de base, avec du Bluetooth, qui existe depuis… C’est un protocole vieux comme le monde, vieux comme les téléphones a minima. Donc aujourd’hui on est pris dans ce choix binaire pour une raison très simple, c’est que de disruption scientifique de pointe il n’y en a point, on n’en a pas vu arriver et surtout, en France, on est en train de payer les années de détricotage des hôpitaux, des tests, des masques. Donc l’option réelle, l’option pure et parfaite, ç’aurait été, en fait, juste d’avoir un équipement, des infrastructures hospitalières et des infrastructures technologiques scientifiques qui nous auraient même évité toute la séquence. En l’occurrence, elles sont inexistantes.

Frédéric Taddeï : Pour cela il nous faudrait par exemple des millions de respirateurs artificiels dont nous ne saurions que faire hormis pendant l’épidémie de coronavirus, des milliards de masques dont, là aussi, nous n’aurions su que faire, d’ailleurs on les avait en 2009, mais on n’a pas su quoi en faire depuis 2009 et même en 2009 on ne s’en était pas servi. Sinon les hôpitaux existent, ils fonctionnent en ce moment même !

Asma Mhalla : C’est ironique ?

Frédéric Taddeï : Non, ils fonctionnent ! Il y a des hôpitaux.

Asma Mhalla : Ils fonctionnent ! Mais enfin, les hôpitaux sont exsangues et ils ont des problématiques d’infrastructure majeurs, il y a une souffrance du personnel soignant qui est maximale avec une prise de risque totale. En gros, le triptyque c’est le discours politique ambiant, c’est une application dont on connaît d’avance l’efficacité et puis les pauvres soignants. En fait tout repose sur eux. Tout repose sur eux ! Et ce n’est absolument pas audible dans une démocratie telle que la France, ce n’est pas possible ! Là on est en train, simplement, de payer le détricotage de nos services publics. Aujourd’hui c’est l’hôpital, demain ce sera l’école ; c’est l’ensemble des services publics vitaux à une nation souveraine, autonome, résiliente, etc. On a un énorme sujet sur l’infrastructure hospitalière et quand vous dites qu’on aurait pu avoir des millions de défibrillateurs, de masques dont on ne saurait quoi faire, en réalité, la question sous-jacente c’est la question de la responsabilité de l’État. Et qu’est-ce que finalement l’État ? Tous ces risques-là – pandémie, terrorisme, guerre, guerre bactériologique – sont déjà prévus par la CIA [Central Intelligence Agency]. Dans le rapport de prospective de la CIA pour 2035, les guerres bactériologiques sont déjà prévues, donc on ne peut pas dire qu’on ne sait pas. On peut dire qu’on ne se prépare pas, on peut dire qu’on n’anticipe pas, on peut dire qu’on se fiche de la carte des risques ou qu’on ne sait pas gérer ça parce qu’on est à courte vue, parce qu’on est quand même dans une doxa de courte vue, parce qu’on est sur de la technocratie pure et dure, mais on ne peut pas dire qu’on ne sait pas anticiper les risques. Et c’est en ce sens que ça pose, finalement, un vrai sujet d’éthique d’État et qu’est-ce qu’on a à part de la technocratie gestionnaire ?

Frédéric Taddeï : Merci Asma Mhalla, portez-vous bien. On fait juste une pause et on se retrouve avec Laurent Alexandre.

Asma Mhalla : Merci à vous.