La transparence a-t-elle un sens - Les Mardis des Bernardins

Drôle d'En-Droit

Titre : La transparence a-t-elle un sens ?
Intervenants : Danièle Bourcier - Bernard Vatier - Alexis Brézet - Didier Pourquery
Lieu : Collège des Bernardins - Les Mardis des Bernardins
Date : mai 2018
Durée : 54 min 30
Visionner le débat
Licence de la transcription : Verbatim
Illustration : Transparence et NTIC, Drôle d'En-Droit, Gilles J. Guglielmi - Licence Creative Commons CC BY-SA
NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Exigence de transparence et protection de la vie privée sont-elles conciliables ? Jusqu’où peut-on aller dans notre quête de transparence sans heurter les principes démocratiques ?

Transcription

Didier Pourquery : Bienvenue à vous cher public du grand auditorium du Collège des Bernardins et bienvenue aussi à ceux qui nous suivent sur le site.
Je m’appelle Didier Pourquery, je suis directeur de la rédaction du site The Conversation partenaire du Collège.
Le débat de ce soir a été organisé en collaboration avec le groupe de réflexion des avocats au sein du Collège des Bernardins et nos invités vont apporter des éléments de réflexion autour de quelques questions et d’un sujet essentiel : « La transparence a-t-elle un sens ? » Ce thème articulé ainsi peut paraître abrupt, mais il recouvre quelques questions, on va en situer quelques-unes : l’exigence de transparence et la protection de la vie privée sont-elles conciliables ? Jusqu’où peut aller notre quête de la transparence, notamment dans les médias mais pas uniquement, sans heurter certains principes démocratiques ? La société démocratique peut-elle résister à l’intrusion dans les consciences et à la manipulation des comportements qui bouleversent la vie sociale et même la vie politique ? Tout cela sera évoqué ce soir.
Pour réfléchir à ces questions, nous recevons de votre droite à votre gauche, Danièle Bourcier, Bonsoir.

Danièle Bourcier : Bonsoir.

Didier Pourquery : Vous êtes juriste, directrice de recherche émérite au CNRS où vous êtes membre du Comité d’Éthique, vous êtes responsable du groupe « Droit gouvernance et technologies » au CERSA [Centre d'études et de recherches de sciences administratives et politiques] Université Paris II, responsable scientifique du projet Creative Commons France, dont le CERSA est partenaire. Votre spécialité est l’informatique juridique, le e-government et l’open data. Vous êtes l’auteur entre autres ouvrages et articles du livre La décision artificielle. Le droit, la machine et l’humain, aux Presses universitaires de France.
Bernard Vatier Bonsoir.

Bernard Vatier : Bonsoir.

Didier Pourquery : Vous êtes avocat, ancien bâtonnier du barreau de Paris, ancien président du Conseil des barreaux européens. Votre domaine d’expertise est à la fois la profession d’avocat, bien entendu, en France et en Europe, à ses défis actuels, mais aussi sur le nouveau cadre réglementaire dont tout le monde parle actuellement sur les données personnelles.
Et Alexis Brézet. Bonsoir.

Alexis Brézet : Bonsoir.

Didier Pourquery : Vous êtes, depuis 2012, directeur des rédactions du Figaro. Chacun vous connaît aussi comme éditorialiste et ancien rédacteur en chef à Valeurs actuelles puis au Figaro Magazine. Vous êtes journaliste depuis près de 30 ans, je ne vous vieillis pas trop, et vous nous parlerez de la transparence vue depuis la profession de journaliste.

Tout de suite on va essayer de cadrer le débat avec cette notion de transparence. Danièle Bourcier, comment notre rapport à la transparence a-t-il changé ? Qu’est-ce qui est rentré dans cette notion ?

Danièle Bourcier : Je vais un peu jouer avec le titre. Le titre de ce débat est « La transparence a-t-elle un sens ? » Je vais avoir quelques brèves réflexions sur le thème même de la transparence. Ça va être très rapide.
Un premier point ça sera le sens de la transparence, qu’est-ce que ça veut dire la transparence ? Et là, la seule chose qu’on puisse dire d’abord, d’emblée, c’est que la transparence n’est pas du tout transparente. C’est un mot dense, intense, polymorphe, et c’est très difficile de le cerner. D’abord parce qu’il a tout réseau sémantique autour de lui, à la fois des opposés. Les opposés à la transparence vous les connaissez tous : c’est le secret, le confidentiel, l’intime, etc. Il y a un deuxième aspect que je trouve très intéressant dans la notion de transparence c’est la valeur positive ou négative de la transparence. Suivant les domaines, la transparence peut être vue de façon positive et de façon négative. Positive, évidemment du point de vue, par exemple, de la transparence des autorités publiques, vous savez que maintenant il y a une Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, eh bien juste ce projet est plutôt considéré comme une avancée de la notion de transparence de la démocratie. Mais vous avez aussi la transparence négative, on va dire, c’est la transparence du citoyen, c’est la transparence de celui qui, justement, interroge Internet et ne se méfie pas du tout de toutes les questions qui lui sont posées ou même qui ne lui sont pas posées et, à son insu en fait, il devient transparent.
Donc vous voyez, le sens de la transparence fait venir à elle des notions qui peuvent être à la fois contradictoires, qui peuvent l’enrichir, et c’est assez difficile, justement, d’avoir une seule idée sur la transparence.
Je vais dire d'abord la valeur négative, on va commencer par là, vous connaissez cette idée « être visible-être suspect ». Si vous commencez à parler de la non-transparence, de votre désir d’intimité, de votre désir de vie privée, eh bien on va dire, bizarrement vous êtes suspect. C’est très étrange cette idée que si vous n’êtes pas transparent ce n’est pas parce que vous voulez simplement que votre vie privée, votre intimité, votre for intérieur presque, soient garantis, mais ce n’est pas normal que dans une société de l’information on puisse, comme ça, avoir quelques idées sur sa propre intimité. Voilà la première chose que je voulais dire sur le sens de la transparence.

Un deuxième aspect, en jouant sur les mots, je dirais mais la transparence du sens, maintenant. Eh bien en droit, on sait pertinemment qu’il y a plein de domaines où la transparence paraît difficile. Soit elle a été imposée par le numérique, la société de l’information a imposé l’accessibilité, etc. Maintenant non seulement la société de l’information mais la société de la décision algorithmique est en train, justement, par un certain nombre de lois qu’on connaît depuis quelques années, d’essayer de cadrer ce que pourrait être un droit à la transparence et un droit aussi de se garantir contre cette transparence.
La transparence du sens : on sait pertinemment qu’il y a beaucoup de domaines où le secret — je ne parlerai pas du secteur privé, je vous laisserai mes chers collègues —, mais au moins du côté de L’État il y a beaucoup d’aspects où il n’est pas possible que l’État soit transparent. D’abord le pouvoir n’aime pas beaucoup la transparence.
Je vais citer quelques exemples, il y a une question de cours, on va dire, que tous les gens qui ont fait du droit public connaissent, ce sont les actes de règlements. C’est tout ce qui règle les rapports entre l’exécutif et le législatif, qui règle les questions des relations internationales, la diplomatie, c’est précisément un domaine où il est évident qu’il n’y a pas de possibilité de transparence.
Il y a d’autres choses qui m’ont beaucoup intéressée, c’est tout simplement le langage : le langage est-il transparent à lui-même ? Ce n’est pas du tout sûr que le langage soit transparent. Pourquoi est-ce qu’on interprète ? Pourquoi on attache tant d’importance à l’interprétation ? C’est parce que justement le langage n’est pas transparent. Je vais juste prendre un exemple : le pouvoir discrétionnaire. Ce sont des exemples en droit public, je suis désolée, mais ce pouvoir discrétionnaire, qui n’est pas du tout un pouvoir arbitraire, c’est simplement le pouvoir de l’administration, à un moment donné, de ne pas donner les raisons de ses décisions. Non seulement elle a le droit de ne pas les donner, mais elle ne peut pas les donner. C’est-à-dire qu’éventuellement il y aurait un recours contre cette décision si l’administration donnait les raisons de ses décisions. C’est assez paradoxal ! D’ailleurs c’est très intéressant parce qu’il y a eu une discussion sur Parcoursup dont je pense qu’on va sûrement reparler et le gouvernement a dit : « Mais on ne va pas vous donner accès au secret des délibérations ». Ce fameux secret des délibérations, ça veut dire en fait quoi dans ce cas précis ? Ça veut dire que tous les critères, tous les paramètres, ne seront pas donnés aux étudiants qui resteront sur la touche. Ça veut tout simplement dire ça.
Donc pouvoir discrétionnaire, actes de règlements, mais vous avez aussi la marge d’interprétation. Vous le savez pertinemment, au niveau de la cour d’appel, les juges vont interpréter, interpréter des faits, etc., donc ça veut dire que ce n’est pas si transparent que ça.
Un dernier cas assez emblématique, c’est l’intime conviction. L’intime conviction qu’on voit justement dans les procès de cour d’assises, l’intime conviction du juge ou tout simplement des jurés, du jury. Donc là aussi pas de transparence, etc.
Donc vous voyez que cette notion de transparence peut à la fois être extrêmement positive, mais, dans certains cas, elle n’est pas susceptible d’être poursuivie.

Didier Pourquery : On va tout de suite rentrer dans le vif du sujet. Vous vouliez commenter ça.

Bernard Vatier : Je voudrais ajouter des éléments concrets pour l’avocat. En fait, aujourd’hui, on constate un besoin de transparence considérablement accru. Ça nous conduit à réfléchir sur l’évolution de la société. Parce que, quand on regarde l’histoire, on constate que les piliers d’une société reposent sur l’apparence, la vérité d’apparence. Pourquoi ? Parce qu’il existe une relation de confiance et lorsque la confiance est trahie vient alors le règne de la défiance et avec lui une exigence de transparence. Par conséquent on voit que dans une société perturbée au plan politique par exemple, une démocratie qui se cherche, qui redoute les dirigeants, qui conteste les dirigeants, eh bien il y a peut-être la marque d’une trahison de la confiance donnée et, par conséquent, une exigence de transparence. Ça c’est un premier point. À cela on ajoute plusieurs autres facteurs. Un premier facteur qui est la valeur marchande de la transparence. Je veux dire par là qu’à partir du moment où on transperce les apparences on détient des informations et ces informations peuvent être valorisées. Et ça c’est l’action des réseaux sociaux. Cette valeur marchande de l’information on la retrouve aussi dans un autre aspect, et là je me tourne vers monsieur Brézet, sur les médias car une information issue d’un transpercement de l’apparence, cette information peut être vendable et on constate aujourd’hui que les chaînes de télévision en continu favorisent justement cette information qui est issue de cette recherche de cette transparence.
Nous avons enfin un élément qui est très important, c’est dans le couple infernal sécurité-liberté. On a une tendance aujourd’hui, au nom de la sécurité, à privilégier donc cette sécurité au préjudice de l’intime, au préjudice de la liberté. Et là, on a phénomène redoutable d’exigence de transparence. Ce qui signifie qu’aujourd’hui on vit dans un monde où apparaît comme une vertu majeure la transparence, c’est-à-dire la vérité. Et je n’évoquerais pas un discours remarquable de Jean-Denis Bredin à l’Académie française qui évoquait l’émergence de cette vérité et cette vérité issue de la transparence finissait par rendre prisonniers les individus et à les priver de ce qui est de plus profond d’eux-mêmes, c’est-à-dire leur intimité.
Je voudrais ici citer un auteur qui est dans la salle, c’est que l’intimité, la confidence, la relation personnelle, deviennent aujourd’hui anachroniques, désuètes ; il y a un vertige de la transparence. Et pour nous avocats, cette évolution est particulièrement redoutable puisque la transparence apparaît un peu comme une lumière qui brûle l’essence de l’individu. Le rôle de l’avocat c’est de veiller précisément à préserver l’individu, à préserver non seulement l’innocence mais à préserver ce qui est fondamental, ce qui est l’intimité.
Je voudrais juste ajouter un autre élément qui est tiré des livres d’Olivier Babeau.

Alexis Brézet : Éloge de l’hypocrisie.

Bernard Vatier : En définitive, l’intimité qu’est-ce que c’est ? Le droit à l’intimité ? C’est le droit à l’hypocrisie ! Nous sommes tous des hypocrites et il faut que nous restions hypocrites parce que cette hypocrisie c’est elle qui nous fait vivre, c’est elle qui nous amène à séduire alors qu’en définitive on a un fond différent. C’est elle qui nous amène à jouer et la vie c’est cela, l’intimité c’est cela. Et lorsque vous avez une transparence qui vient détruire cette intimité, c’est l’individu qui se trouve atteint.

Didier Pourquery : Il y a quand même un point que vous n’avez pas évoqué là mais sur lequel on aimerait vous entendre, c’est autour du secret professionnel et de la transparence. Comment ça s’articule pour vous, pour un avocat ?

Bernard Vatier : Pour un avocat je vais vous dire, je vais vous donner un exemple. Quand j’étais bâtonnier en 1996, j’avais des perquisitions du juge d’instruction, quasiment une perquisition une tous les deux jours. C’était formidable pour le juge d’instruction parce que aller dans un cabinet d’avocats c’est mettre la main sur tous les péchés du monde et par conséquent c’est une formidable occasion de développer un sens de la morale et de faire respecter la justice. Les avocats se sont révoltés contre cette situation, aller à la pêche au filet dérivant dans les cabinets d’avocats, c’est totalement insupportable. On a donc pris des dispositions pour faire en sorte que les bâtonniers puissent mettre sous scellés les documents afin d’empêcher leur communication, puisqu’une information connue, elle vole, elle est connue, c’est fini. Donc nous avons mis en place un dispositif, ce qui n’a pas été sans mal. Les autorités politiques s’opposaient à ces mécanismes. Et vous avez cette évolution à propos du secret professionnel, sur lequel on pourra revenir, c’est qu’aujourd’hui, dans un principe de sécurité qui est recherché par les conventions internationales relativement à la lutte contre le blanchiment, la lutte contre le financement du terrorisme, l’avocat à Bruxelles était devenu comme une banque c’est-à-dire débiteur d’une obligation de révélation. Donc il a fallu, pour la profession, effectivement se battre et là j’indiquerais que nous avons eu beaucoup de chance, c’est qu’en fait, dans ce débat sur sécurité et liberté, les hommes politiques ou les femmes politiques sont pris au piège de la Vox populi, cette opinion publique que Moro-Giafferri appelait « cette prostituée qui tire le juge ou l’homme politique par la manche ». Cette évolution fait que même les juges ont du mal à respecter les principes et nous avons la chance d’avoir la Convention européenne des droits de l’homme ou encore la Charte des droits fondamentaux qui est inclue dans le Traité de Lisbonne et les principaux points d’appui actuels que la profession d’avocat a pu recueillir viennent de Strasbourg et viennent de la Cour du Luxembourg.

Didier Pourquery : Restons dans les pratiques professionnelles, Alexis Brézet, le journaliste face à la transparence : est-ce que c’est un professionnel de la transparence ? Est-ce qu’il doit justement aussi avoir du secret professionnel ? Évidemment on pense au secret des sources. Comment vous réagissez par rapport à cette injonction de la transparence ?

Alexis Brézet : Tout le paradoxe dont parlait Danièle Bourcier tout à l’heure c’est que les journalistes sont évidemment toujours pour la transparence, pour toujours plus de transparence, sauf quand il s’agit d’eux, le secret des sources. Ils ont, je pense, raison dans ce cas-là d’être beaucoup plus réticents vis-à-vis de la transparence. Moi je ne voudrais pas vous décevoir ou, peut-être, ne pas répondre à un rôle qui m’a été assigné dans un débat.

Didier Pourquery : Il n’y a pas de rôle assigné dans ce débat.

Alexis Brézet : Je le savais, c’était de la rhétorique ! Cette affaire de transparence, de mon côté, quoique journaliste ou peut-être parce que journaliste, moi j’ai la plus grande méfiance pour cette idéologie de la transparence, car je crois profondément que la transparence n’est pas quelque chose qui nous est donné, c’est une vision du monde, c’est une idéologie dont la ruse, comme toutes les idéologies, est de se faire se passer pour quelque chose qui n’est pas une idéologie.
Vous disiez tout à l’heure il y a un besoin de transparence, il y a vertige de transparence. Je crois que la vérité c’est une assignation, une obligation à la transparence ; il faut absolument, aujourd’hui, être transparent : il y a des lois pour la transparence, des commissions pour la transparence, des chartes pour la transparence ! On voulait même faire une charte pour la transparence du statut de la Première dame et puis finalement ça n’a pas été fait. Donc tout doit être transparent !
Au bureau, vous l’avez sûrement remarqué, maintenant on dit : « En toute transparence je vais te dire ». Généralement ça veut que soit on cache quelque chose, soit qu’on va dire une vacherie : « En toute transparence, je vais te dire que tu n’as pas été très bon ». Donc il y a quelque chose d’absolument obligatoire dans la transparence qui, à mon avis, reflète ce caractère idéologique d’une vision du monde qui remonte loin, dont on pourrait essayer de trouver les racines, les linéaments. Il y a évidemment, je crois, et je ne veux pas offenser dans ce lieu les consciences œcuméniques, mais je pense qu’il faudrait chercher du côté de Luther, du côté de la Réforme et je pense qu’il y aurait une analyse très intéressante à faire entre protestantisme et catholicisme, entre la transparence d’un côté et le clair-obscur de l’autre. La religion de la communauté où chacun vit sous le regard de l’autre dans un lien direct avec Dieu n’est pas la même chose que la religion catholique où il y a l’intermédiation du clergé et puis qui est la religion du confessionnal, qui est quelque chose qui ressemble plus au clair-obscur, à la nuance, à tout ce dont Babeau parle.
Le livre de Babeau dont vous avez parlé est absolument formidable, cet Éloge de l’hypocrisie. Je pense que Babeau a raison. La vie en société c’est la civilité, la courtoisie, la bienséance ; toutes ces choses-là ce n’est pas de la transparence. C’est un obstacle qu’on met entre soi et l’autre pour rendre les rapports humains supportables.

Didier Pourquery : Juste un point : donc ça veut dire que le journaliste doit s’assigner des limites à ne pas franchir dans les révélations, par exemple, ou dans l’accès aux sources ?

Alexis Brézet : Évidemment. Avant de raisonner en journaliste, je voudrais raisonner en citoyen, en être humain. Pousser la transparence à la limite, Danièle Bourcier vous le disiez tout à l’heure en disant « quelqu’un qui n’est pas transparent c’est quelqu’un qui cache quelque chose ». Reprenez ce que Robespierre disait à la Convention : « Je dis que quiconque tremble en ce moment est coupable, car jamais l’innocent ne redoute la surveillance publique. » C’est ça la société de la transparence. On dit : « Ah ben oui, c’est Robespierre, c’est la Révolution, tout ça c’est loin ! »

Didier Pourquery : C’est un peu excessif !

Alexis Brézet : Benoît Hamon à propos des écoutes de Sarkozy : « Si l’on sait que l’on peut être écouté, qu’on n’a rien à cacher, il n’y a pas de problème à être écouté ». C’est ça la société de la transparence absolue. Cette société-là me paraît terrifiante. Ça ne veut pas dire que je suis pour tout cacher, l’obscurité, mais il y a quand même quelque chose, y compris dans le travail journalistique, qui fait qu’il y a des limites à la transparence. La vraie question, vous l’évoquiez, c'est celle de la vérité. Est-ce que la transparence est un moyen d’accéder à une certaine vérité ? Sûrement parfois. II s’agit de dégager la vérité d’un certain nombre d’obstacles qui l’obscurcissent. Mais est-ce que la transparence permet toujours d’aller vers plus de vérité ? Je n’en suis pas sûr. Je n’en suis pas sûr, la transparence, en vous focalisant sur un petit détail sans un grand intérêt mais pour lequel on va se passionner parce que ça fait vendre, parce que ça fait bien, va peut-être vous faire passer à côté de la vérité ou de la réalité intéressante des choses.
Prenons l’affaire Cahuzac. Je ne défends pas la fraude fiscale, c’est très mal, je pense qu’il y a un devoir d’exemplarité quand on est un homme politique dans une société démocratique qui repose sur le consentement populaire et l’exemplarité n’est pas un vain mot, mais n’empêche ! Est-ce que Jérôme Cahuzac aurait été ou a été un moins bon ministre du Budget parce qu’il a caché de l’argent en Suisse ? Est-ce que Christian Eckert qui a succédé à Jérôme Cahuzac est un meilleur ministre du Budget parce qu’il était d’une scrupuleuse honnêteté ? Ce sont quand même des questions qu’il faut se poser. Ça ne veut pas dire que c’est très bien ou normal de cacher de l’argent en Suisse. Mais ça veut dire que si on s’intéresse à la vie en société et notamment à la vie politique, la transparence n’est pas la raison de tout. Prenez Churchill, un gars qui buvait du whisky le matin ! Aujourd’hui, à l’heure des réseaux sociaux, il est mort ! Et un gars qui, étant alpagué dans une dame dans un cocktail, lui dit : « Monsieur, je ne vous parle pas, vous êtes ivre ! », il lui dit : « Mais Madame, demain je ne serai plus ivre et vous, vous serez toujours moche ! » Mais ce Churchill sa carrière est morte, elle est rompue ; ça ressemble un peu aux histoires de Wauquiez, etc. Finalement si cette transparence-là s’était appliquée à l’époque de Churchill je ne suis pas sûr que l’humanité, l’histoire en eut été meilleure.
Je crois qu’il y a un bon usage de la transparence mais que l’idéologie de la transparence absolue est, pour moi, quelque chose d’absolument dangereux dont il faut se prémunir.

Didier Pourquery : Comment vous réagissez à cette manière, Danièle Bourcier ?

Danièle Bourcier : Je vais être obligée de prendre le contre-pied.

Didier Pourquery : Eh bien oui ! Oui, normalement oui.

Danièle Bourcier : Je dirais quand même, dans votre métier, on a eu la fameuse affaire de Snowden et là c’est quand même très intéressant de voir ce qui s’est passé. Il a bien fallu, à un moment donné, révéler des choses qui étaient complètement cachées et là la transparence, une certaine transparence on va dire, une certaine diffusion des informations, était bien utile pour connaître une certaine vérité là aussi. D’ailleurs la presse a participé à cette transparence. Il y a d’abord eu des gens comme Snowden, mais la presse, après, s’est emparée de cela.
Je voudrais juste ajouter quelque chose. Dans mon domaine ne serait-ce que le droit et les technologies, c’est vrai que là aussi on est obligé de sauter un petit peu du coq à l’âne si on veut vraiment saisir toute cette idée de transparence. Pourquoi c’est né aussi en ce moment ? Parce que quand même, la société dite de l’information qui se concrétise sur le réseau, sur Internet, on ne peut pas dire que vraiment ce soit une société transparente. Là aussi vous critiquez la transparence mais moi je trouve que ce qu’on demande ce n’est pas de la transparence, justement. On demande des informations sur les gens, mais c’est plus que de la transparence, c’est de la vie privée.

Alexis Brézet : Oui, c’est ce que Régis Debray appelle L’obscénité démocratique.

Danièle Bourcier : Il faut quand même que les États soient extrêmement vigilants avec ces nouveaux outils. Par exemple je pense que tout ce qu’on dit sur les algorithmes, on ne va pas en faire la soirée, mais il est évident que les algorithmes, comme je vous le disais tout à l’heure, je pense que c’est une régression par rapport à l’intelligence artificielle que j’ai connue hélas il y a 20 ans, qui était une intelligence artificielle beaucoup plus liée à une réflexion sur la façon dont raisonnent les juristes par exemple, beaucoup plus sur comment la machine va pouvoir simuler le raisonnement humain. Maintenant l’algorithme, qu’est-ce que c’est que l’algorithme ?

Didier Pourquery : Il décide.

Danièle Bourcier : Il décide et on ne connaît absolument pas les motivations. On ne connaît pas la loi générale. Ne parlons pas des algorithmes non supervisés qui, eux, se nourrissent de l’ensemble des données qui arrivent de façon dynamique et on ne sait même plus sur quelles données la décision est prise, on ne sait plus quelle est la loi générale qui est derrière parce qu’elle a été construite, on va dire, à l’intérieur de l’algorithme comme émergente. Là je trouve qu’on est en train de casser un peu tout ce sur quoi la société était fondée, à savoir une loi générale, des décisions individuelles qui sont motivées, la possibilité de contrôler et d’aller devant le juge pour critiquer cette décision sur le fait que les motifs, en fait, ce n’étaient pas des bons motifs, il y a eu détournement de pouvoir, etc. Donc là il y a vraiment, quand même, des outils qui sont par définition non transparents et ça c’est encore un autre problème.

Didier Pourquery : Quand tout à l’heure, vous parliez des notions de transparence, par exemple en échangeant, en préparant cette soirée, vous disiez « aujourd’hui la transparence est issue de la complexité des sociétés ».

Danièle Bourcier : Oui c’est vrai.

Didier Pourquery : Donc c’est ça aussi ? C’est-à-dire ce que vous dites quand vous parlez d’époque de la transparence ça vient aussi de ça ? Ça vient de sociétés de plus en plus complexes dont le citoyen a envie de percer le sens ? C’est ça ?

Danièle Bourcier : Oui. Si on est strict sur la notion de complexité, la complexité qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que c’est un système où y a des éléments qui interagissent de façon permanente, de façon dynamique.

Didier Pourquery : C’est cybernétique.

Danièle Bourcier : Voilà, et qui n’est pas stabilisé. Donc là il y a effectivement un vrai problème. La complexité fait qu’il y a une fluidité, comme avait dit un autre sociologue. Si vous voulez on est dans une société où la notion de transparence est beaucoup plus difficile mais aussi comment fixer des faits. Maintenant on se demande, si on veut avoir des faits, on n’aura plus que des données. Vous voyez ce que je veux dire ? Là on est en train de basculer, quand même, vers d’autres éléments de réflexion.

Didier Pourquery : Alors la synthèse là-dessus ?

Bernard Vatier : Je voulais revenir sur L’affaire Cahuzac. Elle est intéressante car, comme vous le dites, c’était sans doute un bon ministre et un mauvais contribuable.
L’affaire est née d’une écoute téléphonique qui a été enregistrée ; donc technologie nouvelle, enregistrement. S’il n’y avait pas eu cette écoute téléphonique et cet enregistrement, monsieur Cahuzac serait resté ministre.
La question est : y a-t-il un dommage pour la société que de ne pas révéler cette écoute téléphonique ? En d’autres termes il a péché, mais le péché n’est pas un obstacle à sa fonction sociale, au mandat qu’il a reçu et là, du fait de cette exigence de transparence, on se retrouve avec une société qui s’empare d’un problème qui n’était pas le sien.

Didier Pourquery : Excusez-moi si je vous interromps là ; il n’était pas le sien, mais il était en charge du fait qu’il n’y ait pas de fraude fiscale. Je veux bien que ça ne soit pas son problème.

Bernard Vatier : Ne vous méprenez pas si je vais au bout.

Didier Pourquery : Je ne vais pas me méprendre. Il n’était pas ministre de la santé !

Alexis Brézet : Si on n’avait pas su, on n’en aurait pas souffert !

Danièle Bourcier : Pas vu pas pris !

Didier Pourquery : Exactement.

Alexis Brézet : Il n’y a pas de conséquences c’est ça que vous voulez dire.

Bernard Vatier : Il n’y a pas de conséquences. C’est-à-dire que la société vit d’apparence et là tout d’un coup, par ce phénomène de transparence, on découvre quelque chose qui déstabilise la société.
Je vais prendre un autre exemple qui est également concret et qui va très loin. Je vais prendre l’exemple d’une procédure qui est en cours, qui tient à un enregistrement réalisé dans le cadre d’une procédure pénale et qui concerne un fait précis. Il se trouve qu’à l’occasion de cet enregistrement on découvre qu’un des interlocuteurs imagine quelque chose en impliquant un magistrat. La question s’est posée de savoir si cet élément d’information, qui a été reçu en dehors de la spécialité de la mesure d’écoute qui avait été ordonnée, si cet élément d’information pouvait donner lieu à l’ouverture d’une procédure pénale, puisqu’à dire vrai cet élément-là ne serait pas apparu s’il n’y avait pas eu l’information ouverte dans la précédente plainte. Et la cour de cassation, depuis une quinzaine d’années, a dit qu’on peut effectivement ouvrir une information sur la base d’une indication qui est versée en dehors de la spécialité de la mesure qui avait été prise.
Donc on voit ici le danger auquel on aboutit. C’est-à-dire qu’en réalité on rentre un peu dans les consciences et en rentrant dans les consciences, on peut aller très loin. Dans le cas particulier on est allé d’autant plus loin que, d’après les éléments d’information que nous avons, le renvoi devant le tribunal correctionnel porte exclusivement sur des intentions qui ont été faites, émises dans le cadre des échanges téléphoniques. On se retrouve ici avec la sanction, le risque d’une sanction de droit pénal sur un péché qui n’a jamais donné lieu à un commencement d’exécution. Et là on change de registre. Là on rentre dans l’arbitraire du juge.

Danièle Bourcier : Excusez-moi. C’est aussi la moralisation de la vie publique. Parce que derrière tout ça, il y a la notion de morale. On peut critiquer, mais la notion de moralisation et de transparence ont très souvent été liées.

Bernard Vatier : Oui. Mais la morale et le droit sont des choses différentes.

Danièle Bourcier : La moralisation de la vie publique.

Didier Pourquery : Alexis Brézet.

Alexis Brézet : Je crois que là on touche du doigt le lien entre la transparence et les moyens technologiques qui vont décupler cette exigence ou les moyens de mettre en œuvre cette transparence. Ce n’est pas la technologie du monde moderne qui rend la volonté ou le désir de transparence. Il y a les Lumières, Rousseau disait déjà « il faut débarrasser les zones d’ombre, accéder aux consciences ». Kant c’était déjà cette idée-là. Mais aujourd’hui, les moyens technologiques incroyables, dont les écoutes, vont permettre aux tenants de la transparence d’arriver davantage à la mettre en œuvre. Et puisqu’on parle d’écoutes je voudrais, si vous le permettez, juste citer un formidable réquisitoire contre les écoutes téléphoniques : « Un dialogue au téléphone c’est comme une conversation avec soi-même. Si l’interlocuteur est un intime on s’y livre, on s’y met à nu, on y pense tout haut, on parle trop vite, on exprime ce qu’on ne pense pas vraiment, on ment, on profère des bêtises, on dit n’importe quoi, on affirme comme une vérité ce dont on doute profondément, on émet des hypothèses, on tâtonne, on trébuche, on est parfois désagréable avec son meilleur ami, bref on se croit chez soi à l’abri, dans une intimité protectrice ». C’est très bien décrit, c’est très juste et c’est d’Edwy Plenel, à l’époque où lui-même était victime d’écoutes téléphoniques. Il était victime d’écoutes téléphoniques à l’époque de François Mitterrand donc il va s’indigner contre les écoutes téléphoniques et il dit des choses absolument justes qui sont un extraordinaire plaidoyer en faveur de cette zone de l’intime, du chez soi, où les gens n’ont pas forcément des raisons d’aller farfouiller.

Didier Pourquery : Donc en fait, ce qui est en jeu là ce n’est pas tellement l’écoute, mais c’est de rendre publics les résultats d’une écoute ; on est bien d’accord ? Il y a deux choses, il y a ce que vous dites là par rapport à un juge, bien sûr, mais il y a aussi ce qui est le fait de rendre public.

Alexis Brézet : La question n’est pas tant qu’il y a des écoutes judiciaires, la question c’est qu’elles sont transmises en direct et jour après jour aux journaux qui les étalent. À ce moment-là la vérité n’est pas dite. L’instruction n’est même pas finie, le procès n’a pas encore eu lieu. Donc ça va introduire un pré-jugement avant même que le jugement ait eu lieu. Aujourd’hui tout le journalisme d’investigation, dit d’investigation, se fait au détriment des règles de droit, de la présomption d’innocence. Bon, eh bien c’est comme ça. Il n’y a sans doute pas grand moyen de faire autrement. On pourrait peut-être essayer de faire davantage respecter le secret de l’instruction et la présomption d’innocence, peut-être en réservant de temps en temps des zones de publicité qui seraient organisées. Est-ce que pour autant ça supprimerait ce lien direct entre un certain nombre d’acteurs et de magistrats et les journalistes ? Pas forcément.
Derrière cette revendication d’innocence qui se drape souvent de très grands principes et de très grandes vertus, il y a plein de choses, il y a aussi le plaisir de la part du journaliste et le plaisir professionnel de la chasse, mal payé. C’est quelque chose. Il y a l’envie de vendre ; ça va faire de l’audience. La transparence a des vertus mais ça n’est pas une pure vertu.

Bernard Vatier : Justement, sur ce point il y a bien deux niveaux. C’est-à-dire que vous voyez qu’une information peut donner lieu à une publication et, par conséquent, déjà punir pour l’opinion publique la personne qui est visée par cette information et ensuite vous avez l’information qui est le même processus, mais qui est le processus du juge. Et là on peut s’interroger sur la conjonction qui peut exister entre d’un côté la presse et d’un autre côté le juge. Il faut beaucoup de force pour les juges afin de résister au souffle de la presse, car quand vous avez une presse qui accable une personne poursuivie, que le juge vient à la relaxer, à ce moment-là vous allez voir une opinion publique qui ne va pas comprendre la justice.

Alexis Brézet : Généralement la presse accable la personne en question sur la base d’éléments qui lui ont été fournis par un autre juge qui aurait pu, peut-être, avoir eu la force de ne pas les communiquer. Je connais assez peu de journalistes d’investigation qui escaladent les bureaux des juges d’instruction la nuit pour aller prendre les dossiers. Ce n’est pas vrai ! Il y a bien quelqu’un qui leur donne.

Bernard Vatier : Ce n’est pas une raison pour se satisfaire de cette situation.

Alexis Brézet : Je ne m’en satisfais pas !

Bernard Vatier : Il est bien clair que cette situation est particulièrement grave. L’aspect médiatique est extrêmement fort. Quand vous avez une émission de télévision qui passe la veille d’un procès d’assises c’est une catastrophe pour la défense, parce que la présentation qui est faite dans l’émission de télévision a nécessairement un impact sur le juge. Il y a cette relation entre le juge et la presse et, par conséquent, il y a ici un champ que l’on ne peut malheureusement pas maîtriser, parce qu’il y a la liberté d’information et une société démocratique a quand même comme pilier le droit à l’information ; c’est même une exigence de l’information. Donc la balance est compliquée à faire et, comme les journalistes n’ont pas déontologie en charte, ils ont tous une déontologie, mais ils n’ont pas une déontologie standard, il n’est pas possible de parvenir à maîtriser ce dialogue entre la presse et le juge.

Didier Pourquery : On sera amenés à revenir là-dessus certainement, mais je voudrais qu’on passe à la troisième partie de ce débat. On a commencé à parler de l’intelligence artificielle, des algorithmes, etc., et là, actuellement, tous autant qu’on est avec la réglementation générale sur les données personnelles, on est confrontés à une question de transparence.
Là-dessus, Danièle Bourcier, comment vous évaluez ces évolutions ? Est-ce que pour vous c’est positif ?

Danièle Bourcier : Je suis contente, j’allais presque prendre la parole pour quand même parler de ce Règlement général de protection des données1, règlement européen, je crois que ça n’a échappé à personne. Je voulais d’abord dire un premier mot : bravo ! Bravo ! Je trouve que ce texte, enfin, tombe vraiment très bien parce qu’on a tous souffert, on est tous en train de souffrir quand même de notre propre transparence arrachée, volée, etc. Je ne pense qu’il y ait beaucoup de gens qui se réjouissent de cela, d’autant plus que ces fameux GAFA sont toujours à la limite de la prédation dans la mesure où au niveau fiscal, même au niveau légal, ils sont quand même complètement en dehors de qu’il faudrait faire.
Moi je crois que c’est d’abord souligner que, pour la première fois, l’Europe est en train de prendre la main et de vouloir faire passer des valeurs. À ce niveau-là on peut dire que la protection de la vie privée c’est quand même une valeur. Je vous signale, j’étais aux États-Unis il y a quelque temps, j’ai appris que la protection de la vie privée c’était au niveau du droit de la consommation. Imaginez la loi informatique et libertés au niveau du droit de la consommation ! Vous voyez déjà que culturellement on n’est plus du tout dans les mêmes champs. Je pense que pour nous la vie privée ça fait partie de la Déclaration de 1789, vous l'avez vous-même évoquée, la charte européenne, c’est une valeur pour laquelle je pense que franchement les Européens sont sans doute tous d’accord, ce qui est quand même assez rare pour le souligner.

En plus je pense que ce règlement a été assez anticipateur, comme d’ailleurs l’a été la loi de 1978, il faut dire que c’est une très belle loi, très bien rédigée et qui prévoyait déjà dans l’article 2 ce que moi j’ai appelé après la décision artificielle, ce sont quand même les profils, les scoring, toute cette armada d’outils qu’on a connus après, qui se sont développés considérablement. La loi de 1978 prévoyait déjà qu’une décision ne pouvait pas être uniquement fondée sur le profil d’un individu, c’est-à-dire n’importe quel outil qui aurait donné une solution qui aurait été directement opposable, parce que la question est là. Un certain nombre d’algorithmes c’est pour du marketing, des recommandations, etc., c’est quand même très embêtant. Mais là on est dans le domaine de l’espace public, on est quand même là avec un citoyen face à une décision qui lui porte grief, qui lui est opposable, et sur laquelle il n’a pas de connaissances. Je pense que ce règlement a fait le maximum. C’est intéressant comme droit : c’est un droit à refuser de ne pas être traité par un algorithme ; c’est intéressant le droit de refuser. Ce droit-là est inscrit dans le règlement donc il est applicable aux 28 pays européens, 27-28 je ne sais plus, bref ! Au moins 27 et je crois que c’est quand même un progrès. Il ne s’agit pas seulement des big data, mais il s’agit aussi de voir comment les algorithmes vont traiter ces données, ces big data, sans qu’on sache quoi que ce soit de leur évolution.

Didier Pourquery : Alexis.

Alexis Brézet : Je crois que vous avez absolument raison de dire que les GAFA font courir de grands dangers à nos libertés individuelles, notamment par le traitement des données, mais pas que. Je crois que vous avez absolument raison de dire que c’est une bonne chose que l’Europe, enfin, se saisisse de ce sujet et essaie de protéger les droits des individus. Je crains malheureusement qu’en l’espèce, dans cette affaire de RGPD, les GAFA n’en soient absolument pas affectés. Et ça n’aura aucune conséquence pour les GAFA. Pourquoi ?
Le principe c’est le traitement des données. Vous disiez que les GAFA nous les dérobent ; le pire c’est que nous leur donnons. La transparence est un narcissisme aussi, c’est-à-dire que c’est une tyrannie de soi-même ; nous allons donner aux GAFA tout de notre vie : nos vacances, nos idées politiques, nos idées religieuses, nos goûts culinaires, tout ! Nous leur donnons parce que nous nous mettons en scène avec un selfie sur notre lieu de vacances, parce que nous postons et nous faisons suivre sur Facebook le post de Besancenot ou de Marine Le Pen. Du coup monsieur Facebook sait ce qu’on pense à ce moment-là. Et il sait que si j’ai tapé « comment on fait pour aller au pèlerinage de La Mecque », que ma religion est probablement musulmane. Si je dis « comment on fait pour aller au pèlerinage de Chartres », il pensera que je suis plutôt catholique. Ça Google le sait par les recherches. Ils ont une masse de données incroyables. Et l’Europe dit : « Il faut désormais que les individus donnent leur consentement ». Et maintenant les GAFA donc devront demander leur consentement. Mais ils vont le faire et ils le font déjà et on leur donnera. On leur donnera parce qu’il n’y a pas de concurrence. Si vous voulez aujourd’hui un moteur de recherche, vous allez dire « non, je ne veux pas de Google ? » Vous accepterez, nous acceptons tous ce que nous demande Google.

Didier Pourquery : Il y a d’autres moteurs de recherche, il y a Qwant, etc.

Danièle Bourcier : Il y a Qwant. Qwant existe.

Alexis Brézet : Il existe. Oui mais…

Didier Pourquery : Moi je l’utilise tous les jours et ça marche.

Alexis Brézet : 0,001 % de gens qui, par militantisme, l’utilisent.

Didier Pourquery : C’est recommandable.

Alexis Brézet : La vérité c’est que les gens se diront : si le prix à payer pour me servir de Google… Je le regrette, attention ! Mais je dis juste que cet instrument-là ne permet pas de réduire les GAFA.

Danièle Bourcier : Excusez-moi. Il y quand même des éléments qui sont positifs : la notion de portabilité des données.

Alexis Brézet : Oui, ça c’est très bien.

Danièle Bourcier : C’est quelque chose de symboliquement très important, pas seulement symboliquement, techniquement. Moi je suis contre l’appropriation des données, je crois que c’est un modèle qui ne marche pas. On en a discuté la semaine dernière à L’Institut Diderot, visiblement ce n’est pas possible. Mais il est tout à fait possible de créer, de trouver des techniques, des dispositifs qui mettent toutes ces données, par exemple les données de santé, dans des communs de santé, une agence qui pourrait éventuellement gérer, être un intermédiaire entre nous et les GAFA et qu’on ne soit pas laissé seul, pauvre petit internaute, à faire un recours contre ces machines-là. On ne peut pas lutter contre ça.

Alexis Brézet : Aujourd’hui il n’est pas question de cela.

Danièle Bourcier : Aujourd’hui non, mais maintenant on est sur une autre logique.

Alexis Brézet : La prise de conscience est bonne, mais je dis juste que le moyen utilisé ne changera rien. Les données de votre montre connectée, vos données de santé, de cœur, etc., continueront d’aller chez Apple.

Danièle Bourcier : Vous pouvez les demander ! Vous pouvez demander à les retirer !

Alexis Brézet : Oui, mais eux les ont et eux vont les vendre. Ils vont pouvoir les vendre.

Danièle Bourcier : Ils doivent vous demander l’autorisation.

Alexis Brézet : Vous les signerez les autorisations parce que vous voulez votre montre connectée d’Apple !

Danièle Bourcier : Ah ben non, pas du tout !

Alexis Brézet : Vous ne pouvez pas faire le choix ; c’est à prendre et à laisser. Google, Apple, Facebook, Instagram, ou vous dites oui ou vous dites non. Vous ne pouvez pas dire : oui mais pas ça, oui mais pas ça, oui mais pas ça.

Danièle Bourcier : Eh bien écoutez, il y aura des sanctions et puis c’est tout ! Les sanctions sont énormes.

Alexis Brézet : Ils vous demanderont. Ils vous diront, monsieur Facebook vous dira : « Est-ce que vous m’autorisez à récolter toutes vos données, à les fourguer à des tiers, à les revendre ? » Et vous, vous ! tout ceux….

Danièle Bourcier : Et vous allez accepter ? Je ne crois pas !

Alexis Brézet : Je ne s’en sers pas, mais je suis sur Facebook. Mais les milliards de gens !

Danièle Bourcier : On ne va accepter ça.

Alexis Brézet : Mais ils le font déjà.

Danièle Bourcier : Justement ! Maintenant c’est beaucoup plus explicite, on doit le faire pour une finalité. Ils doivent obligatoirement, ça c’est nouveau dans la loi, il y a quand même des choses nouvelles dans la loi. Je suis bien d’accord avec vous que l’application sera difficile, mais je crois qu’on est en train de retourner une charge de la preuve et ça c’est important. Maintenant le consentement sera, soi-disant, plus éclairé.

Didier Pourquery : Bernard Vatier, ce règlement pour vous ?

Bernard Vatier : Je partage tout à fait l’analyse qui vient d’être faite. En fait on a, sur ce sujet, une prise de position européenne très forte, donc ça c’est tout à fait intéressant sur un plan politique. Le problème qu’il y a c’est le comportement de l’individu. Avoir libre accès à tous les réseaux contre une décharge ne fera pas obstacle à l’utilisation des données, bien évidemment. Par conséquent on est au début d’une reprise de notre souveraineté et là il y a tout un développement à faire.

Danièle Bourcier : Je suis d’accord ; ça sera difficile.

Bernard Vatier : C’est le premier pas, il faut que l’Europe puisse se doter d’instruments, mais ça va être très difficile parce que la position dominante des GAFA est considérable.

Alexis Brézet : En allant bien au-delà de ce qu’on fait actuellement. Vous parliez très justement, Madame, d’inégalité fiscale. Là aussi c’est plutôt un bon signe, on sent que l’Europe, que Bercy, commencent à dire « ce n’est quand même pas normal que ces gens qui gagnent des milliards ne paient quasiment rien, vont en Irlande, etc. » Sauf que chaque fois qu’au niveau de l’Europe on essaie, il y a toujours l’Irlande, Malte, je ne sais pas trop qui, qui dit : « Non, non, ce n’est pas le moment ! », et les choses avancent très peu. Il y a la question de la responsabilité civile et pénale des GAFA. Aujourd’hui, le directeur de publication d’un journal, d’un média numérique, d’une télévision, est responsable de tout ce qui passe à l’intérieur de son site par exemple.

Didier Pourquery : Tout à fait.

Alexis Brézet : Le moindre commentaire d’un internaute du Figaro, du Monde, qui serait haineux, raciste, antisémite, sur le motif de ce commentaire sur des millions, le directeur de la publication est susceptible de passer devant les tribunaux, être attaqué parce qu’il est responsable de tout ce qu’il y a sur son site. À côté de cela vous avez monsieur Facebook, sur ce qui n’est pas un site, c’est un tuyau donc il ne sait pas ce qui passe, donc qui laisse passer des vidéos de décapitation, des trucs pédophiles, des machins d’une immense violence, des appels à la haine et il dit : « Je ne suis pas responsable » et aujourd’hui il n’est pas responsable. Donc là il y a une inégalité qui est un vrai scandale.

Bernard Vatier : Il commence à y avoir une jurisprudence qui commence à se mettre en place.

Alexis Brézet : Sauf que ce n’est jamais Facebook qu’on attaque ni Google. On essaie de trouver la source et on ne la trouve jamais parce qu’elle est tellement loin.

Danièle Bourcier : Je crois, je trouve qu’actuellement les règles de droit sont notre dernier rempart.

Alexis Brézet : Absolument !

Danièle Bourcier : Et je crois que le droit doit vraiment avoir un peu d’imagination, ce qu’il n’a pas toujours, je suis bien d’accord ; il est quelquefois timoré. Moi je crois beaucoup, parce qu’on peut opposer ça ; bien sûr ça ne sera pas appliqué, je dis toujours que ce n’est pas parce qu’il y a un code pénal qu’il n’y a plus de voleurs, vous êtes bien d’accord, mais quand même il faut bien un code pénal quelque part, sinon on ne donne pas de limites.

Alexis Brézet : Je suis bien d’accord.

Danièle Bourcier : Il faut au moins que ça serve ça.

Alexis Brézet : Oui. Mais sauf que pour l’instant on n’y est pas. Il faudrait y être.

Bernard Vatier : Et le problème qu'il y a c’est que les GAFA sont aux États-Unis, donc on a un problème de géographie.

Danièle Bourcier : Oui, mais justement maintenant, la question qui a été très bien posée aussi dans ce règlement c’est que ce n’est plus le lieu d’établissement, parce que bien sûr ils jouent à cache-cache avec ça, vous le savez pertinemment, c’est à partir du moment où ils traitent des données de quelqu’un de tel pays qu’ils sont responsables.

Didier Pourquery : Exactement.

Danièle Bourcier : Et ça c’est extraordinaire. Vous êtes juriste, vous savez très bien qu’à partir de là on peut vraiment coincer les gens.

Alexis Brézet : On parle des données, mais ils ne sont pas responsables des contenus qui passent dans leurs tuyaux.

Bernard Vatier : Et on ne connaît pas non plus l’algorithme qui va servir.

Danièle Bourcier : Je pense que tout ça va se mettre en place.

Alexis Brézet : Je plaide pour.

Didier Pourquery : Justement, puisqu’on arrive à la fin de votre débat, il y a une tradition aux Mardis des Bernardins c’est qu’on fait un dernier tour de table, ça s’appelle « Les mots de la fin » et on donne une raison d’espérer. Et j’insiste beaucoup là-dessus. Donc on va commencer vous, Danièle Bourcier, puisque là vous venez de nous donner le début d’une raison d’espérer.

Danièle Bourcier : Eh bien, oui, je vais insister, ce n’est pas exactement ma façon de me comporter, j’aime bien voir, critiquer, parce que je trouve que ce n’est pas obligatoirement négatif de critiquer, ça permet d’améliorer les choses, mais là j’estime que pour la première fois il y a eu un pas, pas seulement juridique mais sur des valeurs, sur une axiologie que l’Europe a permis de diffuser de par le monde. J’étais aux États-Unis il y a quelque temps, en Californie en plus, on m’a dit : « S’il y avait un juriste là qui venait, qui cherche du travail et qui connaisse bien le règlement on le prend tout de suite ». Ils sont un peu terrorisés parce que le montant maintenant des sanctions est énorme.

Alexis Brézet : Juste une parenthèse : ils sont tellement terrorisés qu’ils ont dit : « Puisque l’Europe impose des contraintes terribles en matière de privacy et tout ça » – il faut savoir que les GAFA sont aussi « adservers » de publicité – « si jamais nous vous envoyons de la publicité, nous pourrions être contraints de respecter ces règles-là, donc nous allons arrêter de vous adresser ces énormes campagnes publicitaires ». Donc pour toute une série de médias numériques, notamment français et européens, la source publicitaire en quinze jours s’est effondrée parce que les GAFA ont dit, ce qui est aussi un moyen de faire pression : « Votre truc on n’en veut pas, donc vous n’aurez pas la pub. »

Danièle Bourcier : Souvenez qu’il y a deux ans Zuckerberg était invité dans une conférence et qu'il a dit cette phrase incroyable : « La vie privée n’existe pas ». Donc vous vous rendez compte que deux ans après il y quand même un règlement. Enfin « la vie privée n’existe pas ! ». Moi je l’ai entendue cette phrase.

Didier Pourquery : Excusez-moi, mais là on est dans les raisons d’espérer. Je suis obligé.

[Rires]

Danièle Bourcier : Bon ! C’est tout ! Espérons dans l’application de ce règlement.

Didier Pourquery : Bernard Vatier.

Bernard Vatier : Moi je mets beaucoup d’espoir dans les jurisprudences européennes où les dispositions sont prises pour veiller justement à ce que les dispositifs juridiques qui sont mis en place puissent être valables en dépit des législations internes qui ont tendance à être beaucoup plus flexibles. Nous avons par conséquent la chance d’avoir des juridictions au Luxembourg et à Strasbourg qui permettent de veiller sur l’intimité. Derrière l’intimité c’est aussi la protection des données. Je pense qu’on a un parcours à faire à partir d’aujourd’hui sur l’évolution de ce nouveau dispositif et on va voir l’importance que les juges vont être en mesure de sanctionner. Je mets beaucoup d’espoir, car la philosophie qui se dégage des jurisprudences est une philosophie protectrice des droits à l’intimité, du droit à la propriété des données, qui est en même temps équilibrée par rapport aux exigences de sécurité puisqu’à dire vrai le problème de la sécurité est le problème dominant dans la question de la transparence.

Didier Pourquery : Bien sûr. Alexis Brézet.

Alexis Brézet : Je crois qu’il y a une vraie prise de conscience qui est en train de s’opérer. Je ne veux pas qu’on se trompe : ma critique ne portait pas sur la nécessité de faire, mais sur l’insuffisance de ce qui est fait. Que ce soit vraiment clair. Je considère que la vraie menace qui pèse aujourd’hui sur nos libertés privées et publiques et sur nos démocraties vient des GAFA. Et je pense qu’il y a quelque chose qu’on ne mesure pas et c’est pour ça que ce mouvement du droit, pour aller plus loin, doit être porté par l’opinion et on en est encore très loin. Il faut bien se rendre compte qu’aujourd’hui, ça a l’air un peu un intérêt de boutique, mais aujourd’hui les GAFA dominent 80 % du marché de la pub en ligne et 90 % du marché de la pub sur mobile. Les médias d’information tous, de gauche, de droite, du centre, vivent de la publicité, à part un ou deux qui ne vivent que de l’abonnement, mais les grands médias d’information ; pour financer une grande rédaction d’information il faut de la pub sinon on est mort. Toutes les rédactions ont essayé de transposer, sont en train de faire ce grand mouvement du papier vers le numérique et pour un certain nombre, Le Figaro, Le Monde, L’éco, tout ça marche très bien. Le problème c’est que la totalité ou quasi-totalité de la publicité est captée par les GAFA. Donc si le mouvement est prolongé, si on prolonge les courbes, pas besoin d’avoir fait Polytechnique, dans 10 ans, dans 15 ans, il n’y a plus un média indépendant européen. Il n’y en aura plus un seul. Il y a aura des trucs qui auront été rachetés l’un par Google, l’autre par Facebook, le troisième par Apple, qui seront des serviteurs de leur maître américain ; il y aura un média russe, il y aura un média chinois parce qu'eux survivront, mais il n’y aura plus un seul média européen.
Donc à côté des menaces sur la vie privée dont on vient de parler, il y aussi des menaces sur notre vie publique. Le vrai danger est là. Je pense que là on est au début – c’est pour ça que je suis un peu véhément mais c’est pour qu’on aille plus loin –, au début d’une prise de conscience, que cette prise de conscience passe par un certain nombre de règles de droit mais qu’elle passe aussi par la mobilisation de l’opinion. Et le fait qu’on voit, par exemple, tous ces scandales autour de Facebook, un certain nombre de gens qui disent : « J’arrête Facebook, je me déconnecte », tout ça, il y a quelque chose qui est en train de se passer. Le fait que le grand patron de Procter et Gamble, je ne sais pas si vous l’avez vu ce matin dans Le Figaro dit : « Je vais retirer le tiers de ma pub que je mets sur les GAFA parce que ce n’est pas clair, c’est au milieu de contenus qui ne sont pas contrôlés, ce qu’on appelle brand safety, etc., je pense qu’on est au début de quelque chose. Sauf que maintenant il faut aller beaucoup plus loin et que les GAFA, eux, vont très vite.

Didier Pourquery : Merci Danièle Bourcier, merci Bernard Vatier, merci Alexis Brézet pour ces échanges éclairants. Merci encore au groupe de réflexion des avocats du Collège des Bernardins qui a préparé cette soirée. Nous vous donnons rendez-vous pour un nouveau débat le 19 juin sur le thème « Quelle limite éthique à la fulgurante progression médicale ? ». Bonsoir.