« La Nation apprenante » et comment répondre à ces besoins en temps de crise - Pouhiou - Framasoft - CPU

Pouhiou - Framatalk

Titre : « La Nation apprenante » et comment répondre à ces besoins en temps de crise
Intervenants : Pouhiou, porte-parole de Framasoft - Da Scritch
Lieu : CPU - Carré, Petit, Utile
Date : 2 avril 2020
Durée : 29 min 50
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Présentation de l'émission
Licence de la transcription : Verbatim
Illustration : Pouhiou sur Framatalk - Licence Creative Commons By-SA 4.0
NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Description

Afin de palier à la fermeture des écoles, Jean-Michel Blanquer, ministre de l'Éducation nationale a annoncé que ses services informatiques étaient prêts pour l'éducation à distance de millions d'élèves et a annoncé un ambitieux programme appelé « La Nation apprenante ».

Transcription

Da Scritch : Afin de palier à la fermeture des écoles, Jean-Michel Blanquer, ministre de l'Éducation nationale, a annoncé que ses services informatiques étaient prêts pour l'éducation à distance de millions d'élèves et a annoncé un ambitieux programme appelé « La Nation apprenante ».
Pour parler de la « La Nation apprenante » et de comment répondre à ces besoins en temps de crise, nous recevons Pouhiou, porte-parole de Framasoft1, blogueur fluo et ex-collègue de micro sur Radio FMR.

Pouhiou : Salut Da Scritch.

Da Scritch : Merci de nous recevoir par satellite en charognant le wifi du voisinage. Pouhiou comment as-tu connu Framasoft ?

Pouhiou : J’ai connu Framasoft – hou la, ça ne nous rajeunit tout ça – sur Internet, tout simplement parce que je crackais des logiciels privateurs et que sur la mule [eMule, NdT], quand tu crackais des logiciels privateurs, eh bien tu recevais des logiciels gavés de pubs, de machins, il y avait plein de malwares, alors que si tu allais prendre des logiciels libres ça marchait mieux, c’était plus rapide. Du coup, j’ai commencé à me mettre au logiciel libre parce que ça marchait mieux, tout simplement. J’allais sur l’annuaire du logiciel libre qu’était framasoft.net. C’est comme ça que j’ai commencé à connaître. Du coup, dès qu’il y avait un ordinateur qui s’installait dans la famille, j’utilisais Framapack et on pouvait installer, comme ça, plein de logiciels libres d’un seul coup d’un seul, avec un seul exe sous Windows, parce que ma famille achetait les ordinateurs à Carrefour avec Windows installé obligatoire dessus.
J’ai commencé à connaître Framasoft comme ça et puis j’ai commencé à écrire des romans sur un blog. Un jour je me suis dit « Framasoft, ils ont aussi un blog qui parle de culture libre et de plein de choses libres, je vais leur dire que j’ai mis mon roman dans le domaine public. Peut-être que ça va les intéresser, qu’ils vont en parler, que ça fera venir des gens sur mon blog ». Voilà ! C’est là que Framasoft m’a répondu : « Coucou, on a une maison d’édition, on n’a jamais fait de romans, on a envie d’en publier un, est-ce que ça t’intéresse de passer en comité de lecture ? » Du coup je suis rentré à Framasoft par le projet Framabook qui est une maison d’édition de cette association et c’est comme ça que j’ai connu l’association intimement on va dire.

Da Scritch : Framasoft, à la base, ce sont deux profs.

Pouhiou : C’est trois plus exactement !

Da Scritch : Merde, j’avais oublié le troisième oui, forcément.

Pouhiou : Ce n’est pas grave ! Dans la légende on dit toujours qu’il y a deux profs pour Framasoft, « fra », « ma », français mathématiques, c’est de là que vient le mot « frama » et « soft » parce qu’à l’époque Microsoft c’était le grand méchant du logiciel, du numérique, donc pour faire la nique à Microsoft on a fait « Framasoft ». C’est l’idée. Maintenant Framasoft, si on a nos racines dans l’Éducation nationale, qu’on a bien connu l’Éducation nationale et que certains de nos membres sont encore au sein de l’Éducation nationale, on se revendique aujourd’hui de l’éducation populaire parce que, on va peut-être en parler, on a tourné en quelque sorte non pas à l’Éducation nationale, ça me ferait chier de dire ça, parce que les profs, le personnel encadrant et les élèves font des choses formidables, par contre oui, on a fermé la porte à la hiérarchie de l’Éducation nationale.

Da Scritch : Framasoft est partie sur une initiative qui était Dégooglisons Internet2, donc essayer de trouver un maximum de projets alternatifs, de reprendre en fait plein de logiciels qui existaient déjà en service SaaS [Software as a Service], c’est-à-dire prêts à être utilisés par l’utilisateur sur des clouds, c’est-à-dire des ordinateurs qui appartiennent à d’autres personnes, donc qui sont susceptibles de faire plein d’autres choses. Vous avez fait pas mal de services prêts à être déployés, mais c’était d’abord chez vous que la plupart des gens allaient tester pour voir ce que ça donnait. Avant le Confinement avec un grand « C » combien aviez-vous de serveurs ?

Pouhiou : Grosso merdo une cinquantaine de serveurs répartis en 83/84 VM, à peu près, VM pour machines virtuelles, c’est-à-dire que sur une seule machine physique, un ordinateur, on peut créer plusieurs ordinateurs de manière logicielle, faire croire à cette machine qu’il y a un, deux, trois, plusieurs ordinateurs sur cette machine. En fait, il y avait 50 serveurs physiques que nous louons en Allemagne, chez Hetzner pour être précis, même si on n’a pas d’actions chez eux.

Da Scritch : Ça s’appelle un placement publicitaire.

Pouhiou : Pas du tout en plus ! J’aimerais bien toucher de la tune de Hetzner, ça serait cool ! Tout ça pour dire qu’on avait ça, sachant que le principe même de Dégooglisons Internet c’était d’une part d’informer « c’est la merde, les GAFAM, les géants du web… »

Da Scritch : Ce n’est pas sympa quand même de dire du mal de Qwant !

Pouhiou : Qwant n’est pas un géant, il aimerait le devenir, c’est ça qui est pire. Bref ! C’est un autre détail. Il va se faire bouffer. Attention, bonjour, Pouhiou sort sa boule de cristal qui ne vaut rien : Qwant risque de se faire bouffer soit par Microsoft, soit par Huawei, soit par les deux, on ne sait pas.

Da Scritch : Retrouvez ses prédictions tous les dimanches sur le marché de Saint-Aubin.

[Rires]

Pouhiou : Anyway! Tout ça pour dire qu’au départ c’était de dire « c’est gravissime ce qui se passe, ces géants du Web – Google n’est qu’un symbole parce que tu coupes un Google il y en trois qui repoussent – mais c’est gravissime ce qui se passe parce qu’ils colonisent notre Internet ». Sauf que quand tu dis ça, quand tu parles de cette colonialité, parce qu’on va quand même laisser le colonialisme aux personnes qui en ont souffert, qu’est-ce qu’on fait ? Or, il y avait des logiciels libres qui existaient, mais quelqu’un qui me disait « moi qu’est-ce que je fais pour remplacer mon Google Docs ? – Écoute, c’est super simple, tu prends Etherpad, tu le mets sur un serveur » et là j’ai perdu 99 % des gens. Nous on les a mis sur nos serveurs comme tu as dit. On les a mis sur nos serveurs en disant « coucou, venez essayer chez nous. Bonjour. Renseignez-vous sur nous, nous sommes une association loi 1901 ». Framasoft c’est une association de 35 membres. Ton club de bridge, ton club de théâtre ou de karaté a plus de membres que Framasoft, très probablement. 35 membres, 9 salariés – là, par contre, c’est vrai que c’est quand même plus qu’un club de bridge en général. « On est une association, vous venez essayer chez nous, mais le but c’est que vous deveniez indépendants, que vous vous autonomisiez, puisque comme on a mis ces logiciels sur nos serveurs, d’autres peuvent le faire. »
La troisième étape de Dégooglisons c’est l’étape essentielle, c’est celle d’essaimer, c’est-à-dire faire en sorte que les gens, une fois qu’ils ont essayé les services chez nous, qu’ils disent « oui, c’est cool, oui ça me convient » ou « non ça ne me convient pas », ce n’est pas le moment et ce n’est pas grave, mais si ça te convient comment est-ce qu’on peut faire pour que tu l’adoptes ? Il y a tout un tas de solutions auxquelles on a contribué. Je pense qu’on va en parler ensuite. Mais vraiment, l’objectif c’est de dire qu’on est une association, notre budget annuel c’est de l’ordre de 500 000 euros. J’avais fait le calcul : si le chiffre d’affaires annuel de Google c’est 24 heures, c’est une journée, Framasoft, je ne sais plus, on est à quelques minutes, quelques secondes, ce n’est rien du tout ! On ne va pas Dégoogliser à nous seuls. Pas une association ! C’est hors de question et, en plus, on n’a pas envie de grandir en mode start-up qui veut devenir licorne, ce n’est pas notre délire.

Da Scritch : Alors pourquoi tu écoutes CPU ?

Pouhiou : Parce que j’ai du goût, monsieur !

Da Scritch : Oh, ça c’est un coup bas ! D’ailleurs vous êtes à la base du mouvement CHATONS, mais on ne va pas y venir puisque l’idée c’est de faire une émission complète sur les chatons. On l’a programmée depuis deux ans.

Pouhiou : On peut juste dire en deux mots qu’on a contribué à des solutions d’auto-hébergement de type YunoHost3 et aussi de type Nextcloud4. On a contribué à un collectif qui s’appelle CHATONS5 qui est un collectif qui fait la même chose que nous, qui dégooglise, utilise des logiciels libres pour dégoogliser sans faire de pub. Au lieu de faire tout chez Framasoft, c’est comme un réseau d’AMAP [Association pour le maintien d'une agriculture paysanne ], sauf que ces AMAP, au lieu de donner des fruits et légumes bio et responsables, elles donnent du service numérique bio et responsable. On a participé à plein de choses comme ça. On a aussi publié, bien sûr, tous nos tutoriels, toute notre documentation sur comment on a fait pour installer ces choses-là sur nos serveurs. Il y a toute cette démarche de dire « on est une énorme expérimentation à portes ouvertes, mais on veut que cette expérimentation soit reprise et adaptée, améliorée ».

Da Scritch : On redonnera justement les liens vers YunoHost, le CHATONS et tout ça sur la page web de l’émission cpu.pm/0134.
Donc vous aviez une cinquantaine de serveurs. Arrive le confinement. Vous vous doutiez quand même que vous alliez avoir une vague de trafic, qu’il y a plein d’entreprises, de PME, d’indépendants, d’associations, de petites municipalités qui allaient avoir besoin d’échanger des données rapidement et qui allaient se dire « ah oui, mais attendez, il y a le truc qui est monté, collectif, solidaires, machin, allons dessus !»

Pouhiou : On s’en doutait oui et non. En fait, de notre point de vue, on a eu deux vagues. La première vague qu’on a eue, avant le confinement français, quand notre président est allé au théâtre et que tout le monde disait qu’il fallait continuer l’école et tout ça, il y avait quand même tous les Italiens et les Espagnols qui étaient absolument aux abois, qui étaient confinés où là, d’un coup d’un seul, on a eu typiquement notre solution de visioconférence qu’on appelle Framatalk6, qui est basée sur le logiciel Jitsi Meet7, où on est passé de 2000 visioconférences par jour à 16 000, donc fois huit. Comment t’expliquer que ça pique ? Là je t’ai donné l’exemple de la visioconférence, mais il y a aussi les pads qui sont des feuilles d’écriture collaborative, un peu alternatives à Google Docs ou à Word 365 en ligne. On a aussi un support et on reçoit des tickets, donc des demandes d’aide pour l’utilisation. Je te le fais au pifomètre, vraiment à la grosse louche, 90 % de notre support se fait en français, il y a 10 % qui se fait en anglais et les rares personnes qui nous font un message en allemand ou en italien, eh bien on utilise un traducteur automatique et c’est tout. Et là, d’un coup d’un seul, on commence à avoir des tonnes et des tonnes de demandes de support en italien. OK ! Qu’est-ce qui se passe ? On voit bien le truc. Du coup Framatalk a besoin d’aide, Framapad a besoin d’aide. Le salarié qui d’habitude développe chez nous un logiciel qui est une espèce d’alternative à YouTube, qui s’appelle PeerTube8, s’arrête de développer PeerTube et vient prêter main forte à l’équipe technique d’administration système pour essayer de renforcer les serveurs. On prend des plus gros serveurs, des plus grosses machines. On commence à essayer d’optimiser l’installation des logiciels et tout ça, à voir que les documentations ont été écrites de manière bénévole, parfois un peu hâtivement, on essaie de contribuer à ces documentations en donnant nos méthodes d’optimisation, etc. Bref ! On a un petit coup de bourre avec les vagues italienne et espagnole, mais on s’en sort. Ça nous coûte un peu plus cher, ce n’est as si grave, on s’en sort. Et là, arrive le confinement.

Da Scritch : Quand les services du ministre de l’Éducation nationale ont renvoyé professeurs et scolaires vers vos services, vous deviez être heureux quand même d’une telle reconnaissance au niveau national par le gouvernement français !

Pouhiou : Non, clairement pas. Bien sûr que non !

Da Scritch : La France, monsieur !

Pouhiou : La France, quelle honte ! Là je parle en mon nom et pas au nom de Framasoft, mais quelle honte que la France n’ait pas mis en place les moyens numériques qu’elle devrait avoir ! Là, du coup, je reprends ma casquette Framasoft parce que je ne sais pas si on utiliserait le mot « honte » collectivement, par contre nous sommes tous et toutes d’accord pour dire que nous savons que le ministère de l’Éducation nationale a les moyens financiers, les moyens humains, les moyens techniques, les savoir-faire, les compétences pour installer ce que nous avons fait sur nos serveurs, l’installer à disposition de ses 800 000 enseignantes et enseignants et de ses 12 millions d’élèves. Quelle honte qu’une petite partie de l’Éducation nationale nous recommande, nous association loi 1901, avec 500 000 euros de budget, face au ministère de l’Éducation nationale, c’est 72 milliards d’euros de budget. Quelle honte ! Ça fait des années qu’on connaît la rengaine ! Ça fait des années ! En 2016 nous avons écrit un article sur le Framablog qui s’appelle « Pourquoi Framasoft n’ira plus prendre le thé au ministère de l’Éducation nationale »9, parce que c’était juste après les accords de la ministre de l’Éducation nationale, à l’époque c’était madame Najat Vallaud-Belkacem, qui avait signé un accord avec Microsoft.

Da Scritch : Je croyais que c’était parce qu’ils n’avaient que du Lipton à proposer !

[Rires]

Pouhiou : Bref ! Ce n’est pas ça, c’est parce que Microsoft offrait gracieusement 13 millions d’euros de trucs pour les collèges et tout ça. Tu parles ! Ils enfonçaient les collèges à 13 millions d’euros dans des produits Microsoft et ils pompaient les données de nos gosses grâce à 13 millions d’euros. C’est un petit peu comme si McDo offrait 13 millions d’euros de frites aux cantines scolaires. Est-ce qu’on accepterait que nos gosses soient obligés de bouffer McDo à la cantine parce que McDo essaie de leur refourguer la première dose en fait, c’est la bonne vieille technique du dealer, la première dose est gratuite ; on la connaît.
Donc là on a fait un article rappelant l’historique. Le problème c’est qu’on se rend compte que dans les plus hautes sphères du ministère de l’Éducation nationale, la mentalité est celle d’un consommateur de services numériques ; ils consomment et ce qu’on entend quand ils nous reçoivent, je te jure que c’est ce que nous avons entendu texto, c’est : « Écoutez, c’est formidable ce que vous faites, le logiciel libre, parce que ça nous permet de mettre en tension les offres du propriétaire ! » Je traduis pour les auditeurs qui ne connaissent pas, qui ne comprennent pas forcément les tenants et les aboutissants : le logiciel libre, ce sont des gens passionnés, ce sont souvent des bénévoles, ce sont des salariés qui arrachent leur salaire avec les dents parce que c’est difficile de le financer ; souvent des bénévoles qui vont prendre du temps sur leurs gosses, sur leur vie, sur leurs loisirs, etc., parce qu’ils croient qu’on peut faire du logiciel par les gens et pour les gens. Et cette personne-là nous dit : « Merci parce que vous nous permettez d’avoir une ristourne sur Microsoft ! » C’est un crachat à la gueule et la personne ne s’en rend pas compte. À chaque fois la réponse qu’on a c’est : « Si vous voulez qu’on considère les offres du logiciel libre par rapport à celles de Microsoft, faites des offres », parce qu’ils ne considèrent le logiciel que comme quelque chose qu’ils consomment ! Alors qu’une volonté politique de faire du logiciel libre ce serait de dire « nous devenons acteurs de notre autosuffisance, de notre autonomie numérique. Nous devenons acteurs, nous contribuons et notre contribution va profiter à nous et à tous et nous allons profiter des contributions de tous ». Ça ce serait de la volonté politique, ce serait de la vision à moyen et long terme, ce serait formidable. Le ministère de l’Éducation nationale n’a jamais fait ça !
Juste pour rectifier, le ministère de l’Éducation nationale en lui-même n’a pas, à ma connaissance, recommandé les services Framasoft, par contre il y a eu un mémo10 ou une directive du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche mettant en valeur nos services, puis ils sont venus nous parler, on leur a dit : « Stop, arrêtez, au secours, vous allez nous couler ». Ils ont essayé de les mettre un peu moins en valeur, mais ils ne les ont pas enlevés, bref ! Ils sont libres, ils sont libres ! Ç s'est passé au niveau du ministère. Par contre, évidemment, dans beaucoup d’académies et tout ça, comme on est connus, il y a énormément de dirigeants qui ont fait passer le mot que dans les solutions, vu que chez nous ça ne marche plus, vu que dans les académies ça ne marchait plus, vu que dans les services numériques de l’État ça ne marchait plus, il y en beaucoup qui se sont fait passer le mot : « Vous avez plusieurs solutions » et dans les solutions, bien sûr, Framasoft existait.

Da Scritch : C’est CPU, l’émission confinée, programmée, ubuesque et nous sommes avec Pouhiou de Framasoft pour parler de la gigantesque vague de nouveaux utilisateurs qu’ils ont réussi à avoir grâce au confinement et à nos amis des ministères de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur.
Bon, d’accord, on a bien compris une chose, ce qui agace quand même Framasoft, et tu l’as bien fait comprendre, c’est au niveau du budget. Dans ce cas-là, si vous aviez aimé être payés, pourquoi ne vous voit-on jamais répondre aux appels d’offre publics ?

Pouhiou : Parce justement non, on ne veut pas être payés. Ce qui nous agace ce n’est pas une question de budget, ce qui nous agace c’est qu’à un moment donné nous, ce que l’on veut c’est du service public et on ne veut pas qu’une association ou que du privé, que la startup nation compense le service public. Dans l’Éducation nationale, comme on l’a dit, on connaît suffisamment bien, on a suffisamment de monde et d’amis ou de membres de nous-mêmes qui y sont, on sait très bien qu’il y a des talents, qu’il y a des savoir-faire, sauf que ces personnes-là ne sont pas écoutées. On est sur un système qui a raté son virage numérique, mais aussi sur une hiérarchie qui, si elle dit oui à quelqu’un de volontaire et qui a une super idée et tout ça, prend un risque. Or, si elle dit non et continue dans le mode consommateur, là il n’y a pas de risque. Forcément ça favorise le fait de ne pas avoir de politique, mais de rester consommateur du numérique. À un moment donné, il faut juste que quelqu’un pose ses gonades sur la table et dise : « Stop, maintenant on va faire en sorte de ne pas filer les données de nos profs et de nos gamins aux géants du Web ou à des privés – ça déjà c’est catastrophique – et d’autre part, on va faire en sorte acquérir notre indépendance numérique. »
Le jour où l’Éducation nationale ou l’Enseignement supérieur, etc. vient nous voir en nous disant « voilà on a tel projet d’autonomisation, de, je ne sais pas, de mise en place de pads pour les écoles, etc., est-ce que vous pouvez venir partager votre expérience ? » Mais on viendra avec plaisir ! Il n’y a aucun problème. Framasoft est une association et souhaite le rester. Je sais que dans le monde capitaliste dans lequel on vit, dans la culture capitaliste dans laquelle on vit, c’est très étrange que quelqu’un dise « en fait nous on veut rester petits, on veut rester à taille humaine, à chaleur humaine ». Très souvent on explique aux gens qu’on a des projets, qu’on fait des choses, si vous nous jetez plus d’argent à la figure, on n’ira plus vite, on n’ira pas plus loin ; on ira plus longtemps, ça oui, on va continuer à vivre – Framasoft ne vit que par les dons – mais il est hors de question qu’on recherche la croissance à tout prix, on veut juste continuer à faire ce que nous faisons. Faire ce que nous faisons c’est aussi, du coup, la question du modèle économique. Tu parlais de pourquoi on ne va pas faire des dossiers de subvention. Notre modèle économique est pour l’instant, en tout cas depuis quelques années, celui du don. Il nous confère 98 % des 500 000 euros de budget que nous avons chaque année, c’est du don et c’est du don principalement de particuliers, il y a deux/trois gros dons, mais c’est tout. Ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’on est indépendants, qu’on fait ce qu’on veut. Là, typiquement, avec le confinement on a tout changé, on a chamboulé tous nos plans. Tout notre planning de l’année est chamboulé et ça on peut se l’autoriser justement parce qu’on a cette liberté d’action.

Da Scritch : Et justement, du coup, combien avez-vous dû mettre en place de serveurs supplémentaires au bout de 15 jours puisque nous enregistrons le 31 mars ? Qu’est-ce que cela a comme implication réelle directe et immédiate pour Framasoft, je vais dire sur le bilan financier, c’est-à-dire sur le nombre de VM, donc sur la facturation de ces VM ?

Pouhiou : On a de la chance, on avait du budget et on avait prévu, de toute façon, plus de budget au niveau des serveurs, etc., vu les gens qui étaient généreux avec nous, donc on a de la chance, on avait un petit peu de coussin, de confort. Donc là on a pu dire « OK, on dépense. On investit dans du serveur, on investit dans des choses comme ça, parce qu’il y a un besoin ». On a pas mal parlé de l’Éducation nationale. Si, à un moment donné, on a affiché sur nos services « Gens de l’Éducation nationale, abstenez-vous d’utiliser nos services parce qu’il y en a d’autres qui n’ont pas les moyens d’un ministère derrière eux », ce n’est pour rien. Quand tu as un CHU qui vient te voir et qui dit : « On a des malades, des patients qui sont isolés, qui veulent pouvoir parler à leur famille, et c’est peut-être urgent de parler à leur famille parce qu'on ne sait pas s’ils vont s’en sortir, est-ce qu’on peut utiliser Framatalk ? » Oui ! Et là c’est notre devoir que Framatalk fonctionne. Tu comprends ?

Da Scritch : Oui.

Pouhiou : Du coup, ouais, faire cours à 30 élèves en visio est-ce que c’est vraiment nécessaire à ce moment-là face à des patients qui veulent juste parler à leur famille ? C’est affreux de devoir faire un arbitrage, mais on l’a fait.
Du coup on a mis en place des serveurs supplémentaires. Je n’ai plus le compte exact, mais il y en a eu au moins huit et c’est vraiment de la très grosse puissance, ce sont minimum des octo-cœur, SSD, machin chose, je ne sais plus si c’est 16 ou 32 gigas de RAM, des grosses machines. Typiquement le service Framatalk, la solution de visioconférence sur Jitsi Meet, fait travailler plusieurs machines d’un seul coup, je crois qu’il y a trois ou quatre machines directes, alors qu’avant il n’y avait qu'une petite machine, ensuite, avec les Italiens, on est passés à une grosse machine et là on est passés à trois/quatre machines, direct. Pareil, on a investi du temps pour améliorer le code des logiciels Etherpad et MyPad qui permettent d’avoir le service Framapad11 qui est cette page d’écriture en ligne. Ces améliorations de code ont été reversées à la communauté, du coup ça va bénéficier à tout le monde que ça marche plus vite même s’il y a plein de personnes qui viennent sur le serveur.
Donc a vraiment tout chamboulé et je pense que le plus gros changement c’est au niveau de ce que Framasoft va faire à l’avenir.

Da Scritch : Je cite Jean-Michel Blanquer dans Challenges de cette semaine : « Il a fallu aussi faire face à des attaques informatiques multiples, notamment venues de Russie, mais nos pare-feu sont robustes ». C’est donc ce qui expliquerait que les outils d’ENT [Environnement numérique de travail] de l’Éducation nationale à distance ne fonctionnent pas extrêmement bien. Quelle est l’astuce secrète de Framasoft pour ne pas être visée par ces hackers russes et peut-être soviétiques ?

Pouhiou : C’est évident, enfin, Christine Albanel l’a dit, c’est le pare-feu Open Office, le fameux pare-feu Open Office ! Franchement en plus, je peux t’annoncer que Framasoft a eu des problèmes avec d’autres pays. D’une part, c’est quand même relativement assez facile de géobloquer certaines adresses IP et nous l’avons fait quand nous avons eu des utilisations criminelles de certains de nos services qui semblaient être localisées, je ne sais pas, au Vietnam…

Da Scritch : Chut ! On a déjà assez d’emmerdes avec la nation pangoline, n’en rajoute pas une guerre.

Pouhiou : Je suis désolé ! Du coup, on a géobloqué certains pays comme ça. Ce n’est pas forcément très complexe. Le coup des pirates russes, honnêtement je n’en sais rien, je ne suis pas à l’Éducation nationale. Maintenant, ça fait un peu « je n’ai pas rendu mon devoir parce que le chien a mangé ma copie ! » Je cite un compte Twitter que j’aime beaucoup !

Da Scritch : Tu veux dire que c’est éculé comme excuse. Enfoiré ! Comment tu m’as cité ! Ça m’appendra à tester mes blagues sur les réseaux sociaux. Est-ce que tu veux dire par là que l’excuse est à peu près aussi éculée que Sony qui se fait attaquer par la Corée du Nord ?

Pouhiou : Ce que je veux dire, ce que je sais, c’est que je connais les gens qui travaillent dans les académies, dans les services informatiques, ce ne sont même pas des membres de Framasoft dont je parle, et je peux te dire que clairement ils n’étaient pas prêts pour le confinement et qu’ils ne se sont pas préparés. Que même les personnes qui travaillent dans le numérique, là elles ont du mal à télétravailler tellement leur infrastructure est mal foutue.
En fait aujourd’hui il faut écouter, il faut juste aller interroger des gens qui travaillent dans les services numériques des académies ou du ministère, juste écouter et poser des questions à vos profs en primaire, en collège, en lycée. Les outils informatiques qu’ils utilisent ce sont des outils de Windows 3.1, de cette époque-là. C’est vraiment indigent et c’est révoltant qu’on ait encore de tels outils, parce que, encore une fois, on a des gens à la base, des travailleurs et des travailleuses qui ont plein de compétences, qui ont plein de savoir-faire, qui ont plein de vision politique et plus tu montes et moins ces personnes-là sont écoutées et plus ça devient la chienlit.
Tant que personne ne s’occupe du problème, tu as des gens à la base qui bricolent des trucs et qui essaient de faire des choses avec les moyens qu’ils n’ont pas. Quand le problème commence à remonter un petit peu au niveau de la hiérarchie, ça va être au niveau de l’académie puis au niveau du ministère, à chaque fois c'est : « Vous arrêtez tout ce que vous faites, j’ai la bonne solution. — Non, c’est moi qui ai la bonne solution, vous renvoyez tout chez mémé. » Donc c’est le bordel chez tout le monde, c’est aussi simple que ça. Quand tu entends que des gens te disent : « Mais moi je ne demande que ça, là, en urgence, installer un Etherpad, mais tu te rends compte : pour ouvrir une VM il faut que je fasse une demande, j’ai trois semaines d’attente ! »

Da Scritch : Oui, mais c’est tamponné et double tamponné. C’est la procédure !

Pouhiou : C’est kafkaïen. À un moment donné si tu ne laisses les moyens à tes talents et à tes savoir-faire de faire le taf, eh bien forcément le taf est mal fait, forcément le service tombe et ils ne sont pas prêts. Clairement pour moi, encore une fois ma boule de cristal sur le marché de Saint-Aubin, ils n’étaient pas prêts.

Da Scritch : Est-ce que les services du ministère vous ont demandé de les aider à installer du C, H, A, T, O, N, du chaton souverain ?

[Miaulement]

Pouhiou : Je ne suis pas assez dans tous les échanges pour pouvoir le dire. En tout cas, je sais qu’il y a des personnes volontaires au sein des ministères, au sein des académies pour justement faire du chaton, c’est-à-dire pour faire de l’hébergement souverain, autonome et éthique. Il y a des initiatives, il y a des volontés. Malheureusement, ce sont les personnes qui sont les moins écoutées et ça a été d’ailleurs notre grande crainte au sein de Framasoft quand on a mis les pieds dans le plat et qu’on a dit : « Stop ! Une association loi de 1901 ne doit pas parer aux carences d’un ministère », on s’est dit « est-ce qu’on ne va pas griller les personnes qui font le taf à l’intérieur ? » Et on espère qu’au lieu d’être grillées, ces personnes seront plus écoutées, parce que si vous ne voulez pas que des associations comme nous crient et hurlent à l’indigence numérique de notre ministère et au scandale que c’est, eh bien écoutez les personnes qui savent ce dont elles parlent. Vous avez les talents chez vous.

Da Scritch : Pouhiou, ça fait un bail, ça fait trois ans qu’on n’a pas fait d’émission en duo ensemble, comment es-tu devenu porte-drapeau de Framasoft ?

Pouhiou : Ça ne va pas, porte-drapeau !

Da Scritch : Est-ce que le précédent était pété ?

[Rires]

Pouhiou : Il n’y a pas de tête de gondole chez Framasoft, on ne veut pas de ça chez nous. Attention, on est tombé dans le panneau comme tout le monde à une époque et tout ça, et justement, comme on a vu que le fait d’incarner un collectif, une association, avec une seule tête, ça ne marchait pas, forcément ça coince à un certains moments, du coup on a révisé la copie. Non, je ne suis pas porte-drapeau de Framasoft.
Comme je t’ai dit je suis rentré à Framasoft en publiant mes romans dans la maison d’édition Framabook, après ça s’est fait un peu tout seul, c’est-à-dire que j’ai commencé à dire « eh, on va sortir le framabook, ça ne vous dit pas de faire un communiqué de presse, un dossier de presse ? » Là on m’a dit : « On ne sait pas faire ! — Eh bien je vais bidouiller, je vais le faire. » Du coup j’étais toujours sur la liste et après moi est sortie une BD. Je leur fais : « Je vous ai montré comment on fait un communiqué, un dossier de presse ! – Oui, mais on n’a pas le temps. – Bon, eh bien je vais le faire. » Et puis ils m’ont dit : « Viens ! », du coup je suis devenu bénévole pour l’association. À un moment donné l’association a eu besoin d’une personne pour sa communication, j’étais disponible, j’ai été embauché et c’est comme ça que je suis devenu un des chargés de communication de Framasoft, sachant qu’on essaie vraiment de travailler en équipe. C’est-à-dire que là, par exemple, on est un trinôme avec Angie Gaudion et avec pyg, Pierre-Yves Gosset pour tout ce qui est justement la stratégie, les partenariats, la communication. Tout ça se répond les uns aux autres et s’entremêle. On a chacun et chacune nos accointances et nos domaines favoris, mais on essaie vraiment de travailler ensemble, en trinôme sur ces points-là et avec tout le reste de l’équipe salariée et de l’équipe bénévole.

Da Scritch : C’est sur cette magnifique histoire que nous refermons cette page magazine de ce journal. La preuve, une fois de plus, que contribuer au logiciel libre peut se faire de mille et une manières et peut donc mener à un emploi en traversant en face !
Pouhiou, merci.

Pouhiou : Merci Da Scritch.