Geek et digital addict : votre attention s’il vous plaît - Maif Social Club

Maif Social Club -  Soirée 3x1

Titre : Geek et digital addict : votre attention s’il vous plaît
Intervenants : Karl Pineau - Tristan Nitot - Yves Citton - Camille Diao . Chloé Tournier
Lieu : Maif Social Club - Soirée 3x1 - Paris
Date : juin 2018
Durée : 56 min
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Licence de la transcription : Verbatim
Illustration : copie d'écran de la vidéo
NB : transcription réalisée par nos soins.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas forcément celles de l'April.

Description

Comment rester concentrés et attentifs dans un monde où nous sommes sans cesse sollicités ?

Transcription

Chloé Tournier : Bonsoir. Bonsoir à toutes et à tous. Bienvenue au Maif Social Club ce soir pour cette soirée 3 × 1 un autour du thème « Geek Digital Addict, votre attention s’il vous plaît ». Je suis Chloé, je m’occupe de la programmation du Maif Social Club ; je serai là ainsi que toute l’équipe du Maif Social Club pour vous parler du lieu tout au long de la soirée si vous le souhaitez, pour vous accompagner dans l’exposition si vous le souhaitez ; l’équipe qui a porté le commissariat de cette exposition qui est l’équipe de l’Atelier Art et Sciences est à ma gauche, ils se signalent. Donc si vous avez besoin aussi d’être accompagné, si vous avez des questions à poser sur la partie qui est derrière vous donc l’exposition, n’hésitez pas.

Juste sur cette soirée, vous expliquer un tout petit peu comment elle va se passer. Comme toutes les soirées 3 × 1 elle va débuter par un temps de débat d’idées, puis on va prendre un petit temps pour boire ensemble et manger quelques petites choses et ensuite on va monter à l’étage pour le spectacle Je clique donc je suis de Thierry Collet ; c’est un spectacle interactif ; c’est un spectacle auquel on ne peut participer qu’après avoir envoyé un texto aux numéros qui sont affichés là-bas. Donc n’hésitez pas, s’il vous plaît dès maintenant, à envoyer des textos ou en tout cas à penser vraiment à le faire à la fin de la conférence. Voilà. Je laisse Camille Diao vous présenter à la fois les intervenants et puis le cadre de ce débat d’idées qu’on va lancer et je souhaite à tous et à toutes une belle soirée.

Camille Diao : Merci Chloé. Bonjour. Bonjour tout le monde. Merci d’être venus ce soir pour ceux qui sont là IRL [In Real Life] dans la salle et bonjour à ceux qui nous suivent virtuellement en Facebook live, puisque la soirée est retransmise en Facebook live.

Donc « Geek digital addict, votre attention s’il vous plaît » ce sera le thème de la discussion qui va suivre. C’est assez marrant parce que pendant que Chloé était en train de vous présenter le Maif Social Club, j’avoue, je me suis laissé déconcentrer, j’ai regardé mon téléphone et là j’avais deux SMS, trois mails et une notification Instagram. Je ne sais pas si c’est votre cas aussi, mais je ne supporte pas de les laisser non lus ; ces petites pastilles rouges-là qui me disent que j’ai un message non lu ça m’énerve, donc j’ai dû l’ouvrir, je me suis laissé déconcentrer. Donc on était déjà là en pleine guerre de l’attention, en fait : Chloé Tournier ou mes mails, mes mails ou Chloé Tournier ; j’ai fini par trancher et par écouter Chloé, mais en tout cas on a tous connu ce genre de situation.

L’attention c’est une denrée rare, précieuse, parce que sans attention pas de consommation, donc pas de production de valeur. Du coup aujourd’hui, à l’ère du numérique, les entreprises se livrent une véritable guerre pour capter et pour retenir notre attention. De quelle façon ? À quel prix ? Est-ce que les nouvelles technologies « piratent notre cerveau, l’esprit des gens », pour paraphraser Tristan Harris, un ingénieur, enfin un ancien employé de Google qui a démissionné pour protester contre ces pratiques ? Est-ce qu’on est condamné à ne plus jamais savoir nous concentrer ? Comment faire pour se réapproprier notre capacité d’attention ? Voilà quelques-unes des questions auxquelles on va tenter de répondre ce soir avec nos trois intervenants.

Pour commencer Karl Pineau, tout au fond à droite, enfin à gauche pour vous. Vous êtes le cofondateur de l’association Designers Éthiques1 ; cette asso c’est l’histoire de trois étudiants à l’ENS Lyon qui commencent à s’interroger sur la manière dont le design influe sur le consommateur et vous avez décidé de porter haut ce débat en organisant des conférences qui s’appellent Ethics By Design. La première a eu lieu à Lyon en 2017 ; la prochaine ce sera à Paris en octobre, si je ne me trompe pas.

Juste ici à ma droite Tristan Nitot, un autre militant pour des services numériques responsables et respectueux des utilisateurs on va dire. Vous vous définissez comme un vieux natif du numérique sur votre blog.

Tristan Nitot : Oui, parce qu’avec les cheveux blancs je ne peux pas camoufler. C’est vrai que je suis natif du numérique, je suis tombé dans l’informatique à 14 ans, en 1980.

Camille Diao : Donc très précoce. Vous avez dirigé la Fondation Mozilla Europe, vous avez fait partie du Conseil national du numérique entre 2013 et 2016 et là vous venez tout juste, il y a quelques jours, de quitter une start-up qui s’appelle Cozy Cloud2 qui propose aux utilisateurs de contrôler leurs données sur une seule et même plateforme et vous avez rejoint Qwant3 un moteur de recherche européen qui se veut respectueux de la vie privée, donc un peu le même genre de démarche.

Tristan Nitot : C’est dans la droite ligne. Oui, tout à fait.

Camille Diao : Voilà. Ce changement de poste, je vous le faisais remarquer tout à l’heure, est déjà signalé sur Wikipédia, deux jours plus tard. Et puis pour finir, au milieu, Yves Citton. Bonjour.

Yves Citton : Bonjour.

Camille Diao : Vous êtes l’homme dont les travaux ont inspiré l’exposition qui est derrière vous Attention intelligence. Vous êtes professeur de littérature et de médias à l’université Paris 8. Vous codirigez une revue qui s’appelle Multitudes4 qui est une revue politique, artistique et philosophique et, en 2014, vous avez publié un essai qui nous intéresse beaucoup puisqu’il s’appelle Pour une écologie de l’attention dans lequel vous prônez le passage d’une économie à une écologie de l’attention ; on aura l’occasion d’en reparler un petit peu plus en détail, mais juste un mot pour dire que vous êtes quelque part plutôt optimiste sur cette crise de l’attention ou, en tout cas, vous imaginez des solutions et des manières de la gérer.

Avant ça, avant de commencer à parler de tout ça, on va commencer peut-être commencer par des définitions ; ça fait dix fois que je répète « attention » dans cette intro. Yves Citton peut-être, qu’est-ce que ça veut dire l’attention ? Comment est-ce que vous définiriez cette notion ?

Yves Citton : D’abord merci beaucoup pour l’invitation. Merci à vous tous et toutes d’être venus. Je commencerai par résister à la tentation de définir l’attention, en particulier l’attention au singulier. Moi j’ai fait un petit peu mon fonds de commerce de ces histoires d’attention, je fais des livres, je fais des conférences et plus ça va plus je me dis que c’est une imposture. Quand quelqu’un vient vous parler de l’attention, méfiez-vous. À mon avis il y une personne ou il y a un groupe de personnes qui peuvent parler de l’attention au singulier, ce n’est pas mon voisin, mais c’est le chef de Google, non pas de Qwant, mais de Google. Pourquoi ? Parce que, du point de vue de Google ou de Facebook, il y a quelque chose qui est de la masse d’attentions qu’on peut moissonner de chacun de nous et qui peut se vendre. Et c’est de l’attention, comme de l’eau. On boit de l’eau, on respire de l’air et là on peut le mettre au singulier, au partitif ; il y a de l’attention qui s’achète et qui se vend.
Dans nos vies à nous, je suis attentif à ma compagne, je suis attentif à la route, je suis attentif au film, nous sommes attentifs à l’environnement. C’est chaque fois des genres, des modes, des types, des implications d’attentions qui sont qualitativement très différentes. Donc peut-être que la première chose qu’on pourrait se dire, c’est si on parle de l’attention au singulier, on fait comme si c’était quelque chose d’homogénéisable, de l’attention qu’on achète et qu’on vend. Il faut toujours se rappeler qu’il y a des types d’attention très différents, ne serait-ce qu’en français, vous savez qu’on a deux adjectifs qui sont très proches et à la fois distincts : on est attentif ou on est attentionné. Le chasseur est attentif à la proie et il va la dézinguer ; l’infirmier est attentionné si tout se passe bien pour son patient ; il est attentif pour ne pas qu’il tombe malade, mais il est attentionné en lui faisant un petit sourire, en le touchant de façon un petit peu pas trop violente ou brutale.

Donc commençons peut-être par nous demander, l’attention comme telle ça n’existe pas, il y a des modalités d’attention et après si on veut généraliser un petit peu – après je me tais parce que j’ai tendance à parler beaucoup donc il faut m’interrompre – peut-être qu’on peut dire que l’attention c’est ce qui construit notre monde à l’intérieur de nos environnements. À savoir que nos environnements sont toujours pleins de choses qui potentiellement pourraient être très intéressantes. Je ne sais pas, on peut juste regarder ceci ; vous cadrez ceci et les plis de la chemise de mon voisin [manches retournées de Tristan Nitot, NdT].

Tristan Nitot : C’est beaucoup de travail, j’y passe des heures !

Yves Citton : On voit ! Mais en plus c’est de l’incontrôlé, on sent qu’il s’est passé quelque chose ; il y a toute une histoire là-dedans. Je pense que vous n’avez pas été très attentif à ça et pourtant on pourrait. Moi je suis prof de littérature, je peux passer des heures à expliquer n’importe quoi ; donc là, je pourrais très bien faire un commentaire très poussé de ceci et ça deviendrait intéressant. C’était un autre type de littérature de quelqu’un qui s’appelle Flaubert qui dit : « Il suffit de regarder quelque chose assez longtemps pour que ça devienne intéressant. » Ça veut dire quoi ? Ça veut dire, et je finis là-dessus, ça renverse un petit peu ce qu’on pense habituellement des rapports entre économie et attention. D’habitude on se dit « tiens, c’est parce que je donne de la valeur à quelque chose que j’y suis attentif. » Par exemple vous aimez l’opéra – moi je n’aime pas l’opéra – mais si vous aimez l’opéra vous voyez le nom d’une cantatrice très célèbre, c’est parce que vous aimez l’opéra que vous voyez le nom sur l’affiche ; moi je vais passer à côté et je ne vais pas reconnaître ce nom. Donc c’est parce que vous aimez l’opéra, parce que vous valorisez l’opéra, que vous êtes attentif au nom de la chanteuse, de la cantatrice. Mais Flaubert nous dit le contraire : c’est parce qu’on regarde quelque chose, parce qu’on donne de l’attention, qu’on lui donne de la valeur. C’est parce qu’on regarde ça un peu en détail [manches retournées de Tristan Nitot, NdT] qu’on va s’apercevoir que c’est intéressant de regarder ça, qu’il y a toute une histoire, là par exemple.
Donc les rapports entre valeur et attention se mordent la queue en quelque sorte et là ça fait un problème économique très compliqué.

Camille Diao : Justement, l’attention comme ressource économique, comme ressource limitée ; c’est la ressource que les nouvelles entreprises technologiques essayent de capter. Comment est-ce qu’on en est arrivé là ? Comment est-ce qu’on est entré dans ce qu’on appelle l’économie de l’attention ? Peut-être Tristan Nitot.

Tristan Nitot : En fait ça existe depuis super longtemps. Il y a une quinzaine d’années un certain monsieur Le Lay, à l’époque patron de TF1, disait : « Le vrai métier de TF1 c’est de vendre du temps de cerveau humain disponible à Coca-Cola ». Donc vous voyez ! Pourtant lui il est plutôt old school, arrière-garde même dirais-je, d’ailleurs il est retiré du business, mais déjà c’était une certaine façon de monétiser, de commercialiser de l’attention, puisqu’il disait : « Moi j’ai besoin de cerveaux bien ramollis par la télévision », il faut relire l’interview, et il dit des choses, pas ramollis, mais assouplis, enfin prédisposés à capter la publicité. J’ai retranscrit son interview, donc je peux vous le dire, elle est sur mon blog, standblog.org5. Paf ! J’ai chopé votre attention ! Et donc vous allez chercher Le Lay sur standblog.org avec Qwant et vous allez trouver l’interview. Et effectivement il dit : « Il faut proposer des trucs pas très « challengeants » pour le cerveau humain et ensuite bim ! On met du Coca-Cola et c’est ça qu’on vend à Coca-Cola. » Et ça, ça existait déjà depuis longtemps. [Retentit une sonnerie de téléphone, NdT]. Là quelqu’un qui encore essaye d’atteindre notre attention avec une sonnerie téléphonique.

Ensuite, eh bien on a complètement changé les choses avec de la publicité ciblée : donc c’est essayer de trouver ce à quoi on s’intéresse pour fournir quelque chose qui retienne notre attention et qu’on mémorise ; donc il y a des tas de méthodes comme ça. Un des champions français de cette chose-là, qui s’appelle par exemple le retargeting, c’est la société Criteo qui est française et Criteo vous piste un peu partout sur Internet, voit que vous avez regardé un fer à repasser sur le site de la Fnac et après vous allez lire Le Figaro, Le Point, Libération ou Le Monde et vous avez un fer à repasser qui vous suit à la trace dans toutes les pages. Voilà, c’est ça ! C’est parce que vous lui avez montré que vous vous y étiez intéressé, de l’intérêt, donc on essaye de recapturer, de retargeter, recibler et vous transformez ça en acte d’achat. Évidemment, ça vaut de l’argent pour les publicitaires !

Camille Diao : On reviendra un petit peu plus tard, justement, sur toutes ces techniques pour essayer de capter notre attention. Je voudrais revenir à cette idée que, en fait, ce n’est pas si nouveau que ça l’économie de l’attention ; c’est même peut-être plus vieux que Patrick Le Lay et pourquoi est-ce qu’on est quand même rentrés dans une nouvelle dimension avec les nouvelles technologies ?

Yves Citton : Moi je vais peut-être faire un petit saut beaucoup plus en arrière. Il y a un beau livre, malheureusement il ne s’est pas encore fait traduire en français, de Tim WU, qui s’appelle The Attention Merchants, les marchands d’attention, et lui fait commencer cette histoire en 1833, c’est le début du 19e siècle, c’est le moment des périodiques qui se développent.

Tristan Nitot : Et même Patrick Le Lay n’était pas né, c’est-à-dire que c’est très vieux !

Yves Citton : Donc 1833, quelqu’un a l’idée à New-York de vendre un quotidien à la moitié du prix de production du quotidien : il faut acheter le papier, il faut l’imprimer, etc., mettons que ça coûte 1 dollar, il le vend à 50 cents. Et forcément, vu que les gens ont le même produit que l’autre, tout le monde achète son journal qui explose et qui écrase tous les autres parce qu’il a l’idée de dire 50 cents on va payer avec ce que les gens nous donnent et puis 50 cents on va demander à des gens de mettre des annonces dedans. Et c’est à partir de ce moment-là où on vend l’attention de ceux qui vont acheter et lire le journal, on la vend à des annonceurs, et on a donc un système de double marché. Il y a vous qui achetez le journal et puis il y a l’annonceur qui achète quoi ? Votre attention. Donc à partir de 1833 ce modèle-là est un modèle économique qui se met en place et qui se développe, après, jusqu’à ce qu’on connaît aujourd’hui.

Camille Diao : Karl Pineau, vous qui travaillez sur les questions de design, quels sont justement ces mécanismes et ces techniques aujourd’hui, à l’heure des nouvelles technologies, qui permettent de retenir et de capter notre attention, peut-être de manière beaucoup plus sophistiquée qu’à l’époque de la réclame dans les journaux dans les années 1830 ?

Karl Pineau : Oui, tout à fait. En fait il y a aussi une deuxième définition de l’économie de l’attention au sens où l’attention, si vous avez une personne et trois services qui réclament votre attention, vous avez donc un nouveau système économique qui se met en place au-delà même des systèmes monétaires, qui va être que chacun veut avoir votre attention, veut gagner votre attention. Donc, pour gagner votre attention, on va mettre en place des technologies, des fonctionnalités, ce qu’on appelle du design, c’est-à-dire qu’elles sont conçues, ces fonctionnalités, pour capter votre attention ; et il y en a un grand nombre qui vont se baser sur ce qu’on appelle des biais cognitifs.
En fait un biais cognitif, pour le définir, c’est un raccourci que va prendre votre cerveau qui, la plupart du temps, va vous faire gagner du temps, mais qui, dans certains contextes particuliers, peut se retourner contre vous. Il y a un biais cognitif qu’on donne toujours en exemple qui est celui que Facebook utilise quand vous allez sur Facebook, quand vous avez une notification, vous cliquez sur Facebook pour voir la notification, parce que vous ne savez pas ce qu’il y a derrière la notification. En fait c’est un jeu de hasard. C’est-à-dire que peut-être que ça va être un truc super intéressant, peut-être que vous allez avoir un nouvel ami, peut-être que vous avez 15 like, peut-être que, je ne sais pas, vous avez quelqu’un qui vous a cité et qui est super connu ; mais peut-être que ça va être quelque chose qui est totalement inintéressant, peut-être que c’est juste Facebook qui vous rappelle que vous pourriez écrire quelque chose sur Facebook.

Camille Diao : Une fois sur trois !

Yves Citton : Tout à fait.

Karl Pineau : Voilà ! Donc ce jeu de hasard c’est exactement ce qui se passe dans un casino quand vous jouez à la machine à sous, que vous tirez la manette et que vous ne savez pas ce qui va se passer. Et comme vous ne savez pas ce qui va se passer, eh bien en fait vous rejouez. C’est une expérience qui a été faite sur des rats qui montre que si on met un rat dans une cage et qu’on lui met un petit bouton sur lequel il peut appuyer, il gagne de la nourriture ; si à chaque fois qu’il appuie sur le bouton il gagne de la nourriture, eh bien il va se lasser au bout d’un moment. Par contre si c’est aléatoire, quand il tape sur le bouton c’est aléatoire le fait qu’il ait de la nourriture, là il va devenir fou, il va sans cesse taper sur le bouton pour gagner de la nourriture. Eh bien c’est exactement ce qui se passe avec notre cerveau.

Camille Diao : Donc les mécanismes de jeu sont importants dans la captation de l’attention ?

Tristan Nitot : Ça c’est un exemple qui est vraiment excellent. En fait, c’est devenu à la fois une science et un art que de créer des services qui vous rendent complètement accros. Et on voit ce que ça donne aujourd’hui où vous étiez encore scotchée et je ne faisais pas mieux : moi j’étais en train de twitter qu’il fallait aller sur Facebook pour regarder ici en live, donc vraiment il n’y en a pas un pour rattraper l’autre ici ! Mais c’est parce que c’est fait pour. On peut démonter le mécanisme.
Un scandale récent est lié par exemple à la dopamine. Il y a quelque mois Sean Parker, ancien président de Facebook disait : « Eh bien voilà, nous on avait trouvé un truc pour pirater votre cerveau, un truc à base de dopamine ». Il explique : la dopamine c’est une substance, c’est un neurotransmetteur, une hormone qui est dans le cerveau et qui fait partie du circuit de la récompense. C’est-à-dire que quand on peut avoir une récompense, eh bien on a un lâché de dopamine qui donne un bien-être. Et il y a un certain nombre de cas où il y a des pics de dopamine qui nous font nous sentir bien et ces pics de dopamine c’est horrible parce que, en fait, ils sont liés à des comportements qui sont au plus profond de la race humaine. C’est-à-dire que ce ne sont pas des choses dont on a besoin aujourd’hui dans la vie pour survivre au 21e siècle dans une grande ville comme Paris, c’est quelque chose qui remonte à la période des hommes des cavernes et qui a trait vraiment à l’essence même de la survie de l’espèce ; parce qu’il faut savoir que la survie de l’espèce c’est la mission numéro 1 de l’individu d’une espèce. Son truc, au-delà de réussir sa vie, gagner des sous, etc., sa mission au plus profond de lui-même dans le sens de la vie, de toute la vie, il faut reproduire l’espèce. Et pour ça, il y a un certain nombre de choses qu’il doit faire. Premièrement il doit se reproduire ; c’est essentiel. Il doit manger pour pouvoir vivre jusqu’à la prochaine fois qu’il se reproduit et puis il doit se protéger d’un environnement qui, à l’époque, était dangereux. En fait, il y a des pics de dopamine qui sont associés à ce trois choses-là.

D’abord il y a des pics de dopamine quand on drague. C’est-à-dire quand il y a la perspective d’avoir un éventuel rapport sexuel, même pas immédiat, mais si j’ai peut-être « pécho », bim ! Il y a un pic de dopamine. Donc c’est pour ça que vous avez des relous dans la rue, c’est parce qu’ils se font des pics de dopamine à pas cher. C’est triste mais ça va être super dur de lutter contre ça, on part quand même avec un certain handicap ; ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas le faire ; ça veut dire juste que putain ! Il y a du boulot ! Donc ils ont des pics de dopamine parce que la petite, là, peut-être chopée et tout ! Bon !

Camille Diao : Les filles ont des pics de dopamine aussi et elles n’ont pas franchement le même comportement dans la rue ! Nous changeons de sujet !

Tristan Nitot : Elles ont d’autres stratégies. Non, je sais bien ! On n’est pas mieux lotis d’un côté que de l’autre. C’est juste que moi ça m’énerve plus que d’autres, bon mais voilà ! Ça c’est un premier truc.
Deuxièmement la nourriture. Pourquoi est-ce qu’on est là quand il y a un bon petit plat, une odeur de cuisine, etc. : pic de dopamine, parce que c’est quelque chose qui incite à se nourrir.

Et le troisième truc qui est celui qui nous intéresse c’est vivre en groupe, être reconnu par le groupe, être intégré dans le groupe. Et les pics de dopamine sont donnés par Facebook quand on reçoit des like ou des commentaires, etc. ; ça montre qu’on fait partie du groupe et donc ça excite ce mécanisme de pics de dopamine qui nous récompense parce qu’on fait partie du groupe, parce que faire partie groupe c’est être plus fort, c’est se protéger d’un environnement qui est dangereux.

Donc ça c’est vraiment pire qu’ancestral et c’est ce mécanisme qu’ils ont trouvé en disant « regardez on arrive à donner des pics de dopamine aux gens et ça les rend accrocs à nos produits ! » Et c’est comme ça qu’on en est à regarder des notifications pour savoir si oui ou non on est reconnu comme faisant partie du groupe.
Combiné avec la partie aléatoire dont on parlait tout à l’heure, eh bien c’est ça qui nous rend complètement accros et c’est la thèse d’un livre qui est la bible de tous les startupers qui font des services à succès, ça s’appelle Hooked, « accroc »littéralement, in English et ça vous explique comment rendre des services addictifs et faire des choses que les gens ne pourront pas lâcher.

Camille Diao : Donc c’est théorisé et assumé par les concepteurs mêmes de services numériques de plateformes en ligne ?

Tristan Nitot : C’est un peu honteux mais entre eux ils en parlent. Oui, tout à fait. Ça fait partie de la performance quoi !

Camille Diao : Est-ce que le design est vraiment le cœur du problème ou est-ce que c’est un des symptômes de ce mécanisme-là ?

Karl Pineau : Pour nous c’est clairement un symptôme. C’est-à-dire que les designers dans les entreprises n’ont pas le pouvoir de décision. À la base il y a un modèle économique qui est celui de service gratuit : Facebook c’est gratuit, Google c’est gratuit, donc il faut se financer ; effectivement, comme le disait Tristan, il faut se financer par la publicité, donc, pour être sensible à la publicité, il faut que vous soyez présent sur le service ; si vous n’êtes pas présent sur le service vous n’allez pas voir la publicité, vous n’allez pas faire gagner d’argent à la plateforme qui vous propose cette publicité.

Donc pour nous, le problème vient en partie des designers parce que les designers pourraient imaginer d’autres manières de concevoir des services, mais pas que. C’est-à-dire que sans remettre en cause fondamentalement le modèle économique du service, on ne peut pas vraiment espérer avoir quelque chose d’autre.
Et ça ne se réduit pas aux services gratuits. Il y a un exemple qui est assez frappant c’est celui de Netflix. Quand on regarde une série on a ce qu’on appelle l’autoplay ; donc quand vous avez fini un épisode, l’épisode suivant va se lancer tout seul. Ça c’est une fonctionnalité qui est vraiment une fonctionnalité de design de l’attention. Elle est uniquement présente pour que vous continuiez à regarder des séries et si elle est présente, alors même que vous payez un abonnement, c’est parce que votre abonnement n’a pas d’engagement donc vous pouvez arrêter tous les mois. Le fait que vous regardiez de plus en plus de séries est une justification de Netflix pour vous dire « regarde, si ! C’est intéressant que tu gardes ton abonnement parce qu’en fait tu regardes beaucoup de séries ! » Donc c’est même encore plus vicieux.

Donc voilà ! C’est ça qui est assez intéressant c’est que finalement c’est à la fois une question des designers, mais c’est aussi une question des modèles économiques.

Camille Diao : Netflix qui, c’est décrit dans la petite présentation de cette soirée, considère que son plus grand concurrent c’est le temps de sommeil de ses utilisateurs. Cette guerre de l’attention, ce qui est intéressant c’est qu’elle est souvent vécue comme quelque chose d’étouffant par les utilisateurs, malgré la dopamine qui nous fait plaisir quand on a une notification ; il y a quelque chose d’étouffant ; enfin ça revient souvent, on est sur-sollicités, c’est presque une souffrance. Yves Citton, quelles conséquences ça a sur l’humain, sur notre cerveau ? Et pourquoi est-ce qu’on se sent étouffé parfois par tout ça ?

Yves Citton : Là il y a plein de réponses possibles à plein de niveaux possibles. Ce que j’aime bien dire, comme j’ai commencé à le faire tout à l’heure, c’est que l’attention comme telle ça n’existe pas, il y a des niveaux à partir desquels on peut aborder les phénomènes attentionnels de façons différentes.

Un des biais commun lorsqu’on parle de l’attention c’est qu’on imagine un individu, souvent même c’est plutôt un jeune, avec un écran, et après on contraste « ah c’est mieux si le jeune a un livre papier plutôt qu’un écran » et on commence à faire plein de choses là-dessus. Ce dont on ne se rend pas compte c’est qu’on focalise le problème sur une question individualisée, comme si l’attention, à nouveau quand on la conjugue au singulier comme s'il n'y avait qu’une seule chose, c’était moi et telle chose à regarder ; moi et Netflix ; moi et ceci.
Ce que j’aime bien faire c’est de dire qu’il y a toute une série de niveaux attentionnels et j’aime bien partir par le collectif : mon attention c’est le résultat très lointain de toute une série de choses qui se passent avec nos attentions.
Il y a d’abord des attentions collectives, ce qui passe par les médias : on est tous rythmés par des choses, qu’on regarde ça sur TF1 avec Patrick Le Lay, qu’on regarde ça sur Facebook, qu’on voit ça à travers Facebook, qu’on voit ça à travers Le Monde ou à travers nos voisins ou, etc., voilà ! Il y a un grand tremblement de terre quelque part, on l’a tous en tête. Il y a un attentat terroriste je ne sais pas où, on est tous paranoïaques. Donc il y a des sortes de grands rythmes et c’est à l’intérieur de ces choses dont on nous insuffle qu’elles sont pertinentes, qui rythment nos existences, qui rythment nos affects, nos angoisses, plutôt nos angoisses d’ailleurs que nos espoirs, à l’intérieur de ça je suis attentif. Mais qu’est-ce que ça veut dire je suis attentif au terrorisme ? Je ne suis pas attentif au terrorisme. Il y a toute une machine énorme, toute une idéologie, tout un pouvoir politique, tout un pouvoir économique qui a intérêt à faire peur parce que faire peur ça capte l’attention et ça fait vendre, qui fait que collectivement nous sommes attentifs au fait qu’un type sorte avec un couteau et puis attaque quelqu’un. Mais je veux dire que des cons fassent des conneries, que des gens soient blessés, qu’il y ait des gens qui souffrent, ça arrive partout et on élit un type de crime ; il y a plein de femmes qui se font trucider par leur mari ; ça existe ; beaucoup plus que de gens qui se font attaquer dans la rue avec des couteaux. Pourquoi est-ce qu’on parle toujours du type ? Il se trouve qu’il dit Allahu akbar, il se trouve qu’il est associé aux banlieues, et il se trouve qu’il y a tout ce passé colonial qui remonte là-derrière, alors ça, ça fait toujours les premières nouvelles ; mais qu’une femme se fasse tuer par son mari ! Tiens ! Qu’est-ce qui se passerait si tout d’un coup on faisait un truc national ? « Ah ben tiens, à Nanterre une femme s’est fait tuer par son mari » et puis on amène tout depuis Netflix, etc. On ne le fait pas !

Tristan Nitot : On a eu Marie Trintignant, mais enfin c’était il y a longtemps.

Yves Citton : Voilà ! C’était il y a longtemps et puis c’était Marie Trintignant, ce n’était pas une femme ! C'était ! Bon ! Donc ces espèces de gigantesques asymétries-là font que nous, collectivement, ce n’est pas moi, ce n’est pas Patrick Le Lay même, ce sont vraiment des logiques systémiques qui font que nous sommes attentifs à certaines choses. Et c’est à l’intérieur de ça, que, effectivement, eh bien moi je suis attentif à cela. Donc il y a l’attention collective, dont je parle maintenant.

Il y a l’attention qui s’appelle l’attention conjointe qui est ce qu’on a maintenant. À savoir on est ensemble au même moment dans le même espace et ce que je dis est fonction de la façon dont vous me regardez. Vous pouvez faire le jeu : tout d’un coup vous regardez tous là-bas eh bien nous on aura l’air con ! On ne va pas parler la même chose. De même si nous on commence à parler ente nous et puis on vous ignore ! Donc ce qui arrive maintenant entre nous c’est un phénomène d’échange attentionnel, de l’attention conjointe. Et c’est très différent de TF1 ou de ce qu’on fait avec la télé, c’est très différent de moi avec un écran. C’est pour ça qu’il y a des attentions différentes, il y a des niveaux d’attention.

Maintenant je reviens à votre question. Est-ce qu’on est toujours à subir ? Est-ce que, justement, on est complètement livré pieds et poings liés par des gens qui veulent nous rendre addicts à tout et n’importe quoi ? Il y a des pressions, je crois qu’il y a une gigantesque pression dans le monde dans lequel on vit, c’est la pression compétitive pour maximiser le profit. Donc parmi ces choses collectives, il se trouve qu’on vit dans un système capitaliste, sauf que ce système capitaliste non seulement il s’étend sur toute la planète, mais il pénètre de plus en plus de nos espaces et de nos moments de vie et il instille, il fait passer partout, une pression qui aligne nos attentions sur une pertinence qui est optimiser le profit.

Moi je suis prof d’université. On me tient de plus en plus des discours sur la professionnalisation de mes étudiants. Ça veut dire quoi la professionnalisation de mes étudiants ? Ça veut dire que quand je fais des cours, ce à quoi je dois penser c’est de former des gens qui vont être bien alignés sur le marché de l’emploi. Lequel marché de l’emploi est aligné sur le profit actionnarial. Donc ce petit exemple du discours de la professionnalisation ça nous dit que tout doit s’aligner là-dessus. Donc oui il y a une pression compétitive, on pourrait appeler ça le capitalisme même si ça fait un petit père fouettard et puis on ne sait pas très bien s’il est barbu ou pas le capitalisme, mais appelons-le comme ça.

Tristan Nitot : Non ! C’est Marx qui est barbu, tu confonds !

Yves Citton : Et puis toi aussi ! Donc il y a quelque chose comme ça, et après il y a plein de petites couches où, justement, qu’est-ce qu’on peut faire au niveau individuel ? Moi autant que possible, sitôt que je vois de la publicité quelque part, je déconnecte. Voilà ! J’écoute pas mal France Culture ; maintenant je vois que France Culture commence à faire une sorte de sponsoring. Il commence, je ne sais pas, j’ai entendu ça une ou deux fois où avant l’émission on nous dit : « Ce programme a été soutenu par quelque chose ». Et moi j’hésite à les zapper, à faire d’autres choses ; je ne veux pas. Et là on a tous individuellement quand même une capacité.
Dans l’économie de l’attention, il me semble qu’on a tous dit jusqu’à maintenant « on subit » l’économie de l’attention et c’est vrai ! Parce que j’ai besoin de prendre mes nouvelles et puis mes nouvelles souvent quand je les prends il y a de la pub, etc. N’empêche qu’une des leçons qu’on peut inverser dans l’économie de l’attention — et c’est un petit peu celle que je donnais tout à l’heure avec Flaubert — c’est : nous avons le pouvoir de donner de la valeur à quelque chose ou pas. Ce que nous disait Flaubert c’est « on regarde et puis ça devient intéressant ; on lui donne de la valeur parce qu’on le regarde ».

Les médias ne valent rien, zéro, tant qu’il n’y a pas de l’attention qui s’investit en eux ; tant que nous n’investissons pas notre attention dans une chaîne de télévision, dans Netflix, dans quelque chose, la valeur commerciale est zéro, zéro ! Donc on pourrait très bien se dire « eh bien tiens ! nous tenons le couteau par le manche ». C’est nous qui avons ce qui fait la valeur. C’est nous, alors on peut dire en tant que travailleurs, le marxisme classique c’est le travailleur qui met son énergie et qui fait marcher l’usine ; sans travailleurs il n’y a pas de production, etc. Mais on peut renverser la chose : c’est nous, c’est notre attention qui donne de la valeur à tout le système médiatique. Donc si on est assez, individuellement, à se dire « eh bien tiens quand il y a de la pub on zappe », eh bien à mon avis, ça va produire des effets.

Camille Diao : On nous parle souvent aujourd’hui, quand on parle de cette question de l’attention, de maux de notre époque qui seraient une conséquence directe de cette guerre de l’attention, des maladies comme le burn-out ; ou on nous explique que l’humain est en train de perdre sa capacité de concentration. Est-ce que ça c’est étayé scientifiquement ? Est-ce que ce sont de véritables observations ? Est-ce qu’on est prisonnier de ça ? Karl Pineau par exemple.

Karl Pineau : J’avoue que je ne saurais pas trop répondre sur le caractère scientifique de notre capacité à se focaliser sur quelque chose de précis. Il y a des études, enfin des études ! en tout cas des chercheurs qui disent que quand on a une notification, que notre attention donc est cassée, on mettrait quelque chose comme 20 minutes à se re-concentrer. Et que du coup, comme maintenant on a des notifications tout le temps, en fait on n’est jamais concentré. Je ne pas si c’est vrai ou pas. Il y a aussi beaucoup de gens qui disent que l’attention c’est quelque chose qui se travaille ; c’est l’exemple de la lecture, c’est plus on va prendre le temps de lire au quotidien plus on va avoir une facilité à lire au quotidien ; et que donc c’est quelque chose qui s’éduque. Après est-ce que les nouvelles technologies…

Tristan Nitot : C’est un vrai problème d’ailleurs, puisque tu vois des enfants, c’est tellement fréquent, tu vas au restaurant un jour à une heure qui est compatible avec les enfants dans un restaurant compatible avec les enfants : le nombre de gamins qui ont des tablettes et des téléphones sur les genoux ! Et même plus tôt tu vois ; à la maison papa ou maman font le repassage et ils ont besoin d’être tranquilles, le gamin a une tablette dans les pattes et il a deux ans !

Karl Pineau : Ouais ! C’est presque une délégation d’attention en fait.

Tristan Nitot : Ouais ! Et je comprends ! Moi en tant que parent, je suis sûr que j’en aurais rêvé d’avoir mes enfants plus tard à une époque où les tablettes existaient ; mais bon ! Ça n’a pas été le cas. Évidemment ça a un impact, parce que le cerveau est plastique, il peut être déformé et d’autant plus qu’on est vraiment très jeune : tu prends un enfant et tu le matraques avec du design de l’attention, parce que là aussi, tout est fait dans des jeux pour le maintenir captif. Derrière tu vas essayer de lui apprendre la lecture ; tu vas essayer de lui dire : « Tiens mon garçon, tu vas te concentrer pendant quatre heures sur du Flaubert ! » Tu pars de loin ! Déjà ce n’est pas facile Flaubert même quand tu as été élevé au milieu d’une bibliothèque, mais alors quand tu as été élevé par des tablettes, c’est limite inatteignable quoi ! Donc je ne suis pas très optimiste là-dessus. Je n’ai pas d’étude scientifique à produire, mais c’est évident de la plasticité du cerveau et des jeunes cerveaux en particulier, qu’il y a un impact. Est-ce que cet impact est nécessairement négatif ? Je n’en sais rien. Mais en fait, on est un peu en train de jouer aux apprentis sorciers avec le feu. Que va donner une société où les gens sont habitués à être shootés à la dopamine et au bricolage de l’attention ? C’est inquiétant.
Dans l’assistance qui a vu ce film, un navet totalement minable qui s’appelle Idiocraty ? Donc levez la main, quand même, ça va je ne suis pas seul ! Idiocraty c’est terrifiant de bêtise et c’est magnifique en même temps, parce qu’autant c’est mauvais, autant c’est révélateur de ce qu’on vit ; c’est juste à deux-trois d’avance. Il faut voir le film où ça décrit une société où il n’y a que des crétins, en fait, et qui sont complètement abêtis par des multinationales. Notez bien, Idiocraty, c’est américain mais c’est un navet je vous ai prévenus.

[Rires]

Camille Diao : Un navet visionnaire.

Tristan Nitot : Mais si on regarde limite de façon scientifique, on se dira oui, c’est un film d’anticipation ou c’est de la sociologie.

Camille Diao : Yves Citton.

Yves Citton : Moi j’ai envie de prendre le contre-pied de ça, pas pour dire que c’est faux, d’ailleurs je n’ai pas vu le film, mais je veux dire tous ces soucis sur l’incapacité de la jeunesse à se concentrer, sur tout le monde est distrait, on n’arrive plus à être attentif, etc., je crois que c’est absolument vrai, moi je sens que j’ai de la peine aussi à être à la hauteur des sollicitudes, enfin des sollicitations que j’ai.

Tristan Nitot : Tu disais que tu n’as pas de compte Twitter et tu n’as pas de compte Facebook !

Yves Citton : Et je n’ai pas de Twitter, je n’ai pas de Facebook, etc., mais je sens que c’est difficile, donc c’est vrai, mais il me semble que c’est la moitié de la vérité, qu’il y a une autre face dont on ne parle pas, à mon avis, assez souvent qui peut nous donner des raisons d’espoir, parce que je crois simplement que se désespérer tout le temps ce n’est pas non plus une bonne idée. Par exemple, je n’ai pas fait de nouveau d’enquête à fond, pas plus que toi, mais il me semble qu’il y a un truc qui s’appelait Harry Potter, je crois ; je crois que ça existe. Il y a plein de gens qui ont vu le film, mais je crois que cette brave dame a vendu beaucoup de livres papier, je crois ou je me trompe ?

Camille Diao : Oui !

Yves Citton : Et puis que ces livres papier ce n’était pas des trucs de trois pages qu’on fait vite et puis comme ça [claquement de doigts, NdT], voilà. Et donc peut-être que de remettre ce qu’on sait tous à savoir qu’Harry Potter sous forme livre a été un grand succès, avec le fait que la jeunesse soit incapable de lire des choses longues, peut-être que ce n’est pas aussi simple que ça.
Il y a quelqu’un, une chercheuse américaine qui s’appelle Katherine Hayles, qui est professeur de littérature comme moi, qui trouve aussi très important de pouvoir lire des longs romans ou de pouvoir passer deux heures sur trois lignes, donc elle est complètement conquise par ce qu’elle appelle l’attention profonde – c’est très important de développer une capacité à l’attention profonde –, mais elle dit plutôt que d’opposer l’attention qui devrait être la concentration, la focalisation, l’attention profonde, à la distraction, qui serait le contraire de l’attention – soit on est attentif soit on est distrait – elle dit « il y a quelque chose qu’on va appeler hyper-attention ». Alors c’est un peu malheureux, parce que quand on pense hyper-attention, on pense hyper-concentration, mais non justement pas ! Elle veut dire hyper-attention, c’est la capacité à être attentif un peu superficiellement, mais à plein de choses. Quand vous marchez dans la rue, s’il y a un tram qui passe, eh bien vous entendez le tram. En marchant, moi c’est toujours mon exemple, combien de fois vous vous êtes cogné le nez contre un poteau ou contre un passant aujourd’hui ? Je ne vois pas beaucoup de nez sanglants donc j’imagine que vous avez la capacité à marcher dans une rue, même une rue parisienne, même quand il faut beau qu’il y a plein de gens. Allez à Saint-Lazare à 19 heures ; à Saint-Lazare c’est hallucinant le nombre de corps qui se frôlent et le peu de nez ensanglantés qu’on voit. Moi je trouve ça absolument miraculeux. Ça veut dire quoi ? Est-ce que quand vous marchez à Saint Lazare à 19 heures, vous êtes attentif ? Non, vous n’êtes pas le chasseur qui cherche une proie ; vous pensez à vos petits trucs de la journée.

Tristan Nitot : Non, moi je suis la proie qui essaye d’éviter les gens qui veulent me marcher dessus. Et encore je fais 115 kg, les gens n’osent pas trop !

Yves Citton : Moi qui ne fais pas 115 kilos, je n’ai même pas peur des gens qui font 115 kilos ! Il me semble que je pense à mes petits trucs et puis oui je suis attentif à tous les petits détails qu’il peut y avoir, pour ne pas me faire les piliers, pour ne pas me faire les passants, pour ne pas m’encoubler. Donc je suis attentif à tout ceci et pourtant on pourrait tout aussi bien dire que je suis distrait de tout ceci, parce que je n’y pense pas, je ne focalise pas mon attention, je suis en train de penser à ce que je devrai faire le lendemain, etc. Donc cette hyper-attention on l’a tout le temps. Et ce que dit Katherine Hayles c’est « oui peut-être qu’on est en train de vivre une mutation où on devient davantage hyper-attentif et où c’est un petit plus rare ou plus difficile de cultiver l’attention profonde ». Mais peut-être que ce n’est pas forcément si mal que ça.
Une chose que j’aime bien dire c’est que notre époque, dont on dit que c’est la crise de l’attention et qu’on n’est pas assez attentifs, moi j’ai envie de dire notre époque elle est beaucoup trop concentrée. On vit une époque concentrationnaire, à savoir qu’on est tous focalisés, concentrés, obsédés, par exemple par quelque chose qui s’appelle le PIB, par quelque chose qui s’appelle la croissance, par quelque chose qui s’appelle le chômage. Il y a toutes ces choses-là qui nous obsèdent complètement, qui nous ont obsédés depuis des décennies et puis, tout d’un coup, on est en train de se réveiller et puis de se dire : ah tiens, il y a un truc qui s’appelle le dérèglement climatique et peut-être que c’est un peu différent de la croissance et peut-être qu’on est tellement concentrés sur la croissance, on veut tellement préserver nos emplois qu’on n’envisage pas du tout ce qu’il faudrait faire pour justement se distraire, se tirer loin de cette obsession, de cette concentration économiste sur la croissance ou sur le PIB et qu’on n’est pas du tout assez distraits.

Donc que des jeunes soient un peu distraits en se demandant à quoi il faudrait être un petit peu sensibles pour ne pas trop rentrer dans les murs et pour ne pas trop passer par-dessus les Abymes, les Abymes écologiques en particulier, eh bien moi je trouve que c’est peut-être une bonne chose. Et tant pis s’ils sont un petit peu moins concentrés que nous, dingues, l’avons été au 20e siècle.

Tristan Nitot : Moi je voudrais reprendre là-dessus, rebondir mais d’une façon très différente. Je pense qu’on est trop concentrés sur les jeux, sur Facebook, sur machin, et je pense, je ne sais plus, je voyais un dessin il y a quelque temps où c’était « ah ouais tous ces jeunes, oh les cons ils sont vraiment sur leur téléphone tout le temps. Alors que de notre temps, eh bien ce n’était pas pareil ! » et son copain disait : « Ouais, qu’est-ce qu’on s’emmerdait ! »

[Rires]

C’est vrai, moi j’ai habité à la campagne quand j’étais petit et oui, qu’est-ce qu’on s’emmerdait quoi ! On savait jouer avec un bout de ficelle et une canette mais qu’est-ce qu’on s’emmerdait ! Et peut-être qu’il y a une valeur à s’emmerder, en termes de créativité, de rêverie. Et là-dessus, je pense qu’on perd quelque chose.

Yves Citton : Juste pour ça, ne t’emballe pas, j’ai vu un très beau graffiti à Paris 8 l’autre jour où il y a plein de graffitis ; un c’était une sorte de figure de statue de la Liberté et c’était marqué dessous « Ennui debout ». Donc il y a « Nuit debout » et « Ennui debout » avec un grand « E » et j’ai trouvé ça beau. C’est ça non ? « Ennui debout » !

Tristan Nitot : Oui. Tout à fait.

Camille Diao : Je voudrais déjà vous dire qu’il est 19 heures 45, on va bientôt devoir passer aux questions, mais il y a encore deux-trois points que je voudrais aborder avec vous. Déjà revenir à ce dont on parlait tout à l’heure, c’est-à-dire notre capacité individuelle à se réapproprier notre attention en résistant quelque part à ces sollicitations ; ça c’est du point de vue de l’utilisateur. Qu’en est-il du point de vue des concepteurs et je me tourne vers vous Karl Pineau, qu’est-ce que ça veut dire une conception, un design éthique qui respecte la liberté attentionnelle, si je peux dire, de l’utilisateur ?

Karl Pineau : Ça c’est une question qui est très compliquée, à laquelle on n’a pas de réponse toute faite. La première chose que nous on préconise c’est déjà d’être explicite envers l’utilisateur. C’est explicitement annoncer la couleur, de dire telle fonctionnalité est une fonctionnalité qui a tendance à capter votre attention. Donc ça ce serait la première chose, ce serait déjà super bien si tout le monde faisait ça.

Camille Diao : La pédagogie.

Karl Pineau : Voilà. La pédagogie. Et ensuite on pense que — c’est ce qu’on disait tout à l’heure sur la question de modèle économique — fondamentalement il n’y a pas de secret et les designers ne vont pas pouvoir faire ce qu’ils veulent dans des sociétés qui sont basées sur un système où elles doivent générer de l’argent et c’est normal. Donc pour nous, ce qui est important, c’est qu’en fait ce soit aux institutions publiques, à l’État de prendre ses responsabilités. Et comme il y a 40 ans on a eu une loi pour protéger les données personnelles des citoyens français avec la CNIL et la LIL [Loi informatique et libertés], ça nous paraît essentiel qu’en France il y ait des lois qui soient là pour protéger les citoyens sur la manière dont les entreprises privées peuvent jouer avec leur cerveau. Ce qu’on dit souvent c’est que quand un scientifique en sciences cognitives mène des expériences il est encadré, il a un cadre déontologique pour ne pas faire n’importe quoi avec ses patients ou avec ses sujets. Facebook, lui, n’a aucun cadre et donc peut faire à peu près ce qu’il veut, et ça c’est problématique.

Camille Diao : Donc vous vous appelez à une législation, à une loi éthique, presque, autour du design de ces nouvelles technologies ?

Karl Pineau : Voilà. Alors l’éthique, pour nous c’est beaucoup plus vaste ; ça ne concerne pas du tout que l’attention ; on relie un peu tous les sujets, c’est-à-dire qu’on considère qu’aujourd’hui si on a des problèmes d’écoconception des systèmes numériques, c’est-à-dire qu’ils consomment de l’énergie, c’est aussi parce qu’on va devoir stocker beaucoup de données personnelles, qu’on capte donc beaucoup de données personnelles sur les utilisateurs et donc c’est un problème ça qu’on évoque tous les jours et dernièrement avec Cambridge Analytica.
Et cette question des données personnelles est aussi reliée à l’attention parce que fondamentalement, si on a des fonctionnalités de design qui sont faites pour capter votre attention, c’est pour collecter des données personnelles, pour pouvoir les revendre. Donc tout est connecté et nous, ce qu’on revendique, ce sont des services qui soient mieux conçus, qui soient ce qu’on appelle responsables et sociaux et pour ça, effectivement, on appelle à un cadre législatif qui viendrait limiter l’action des entreprises qui développent des services numériques envers leurs utilisateurs.

Camille Diao : Tristan Nitot vous qui venez de rejoindre Qwant, qui avez travaillé pour Cozy Cloud, pour Mozilla, comment ça se passe quand on est du côté du concepteur de services ? Vous qui êtes passé par des entreprises, qui avez l’ambition de développer des services respectueux, comment ça fonctionne, en pratique, cette réflexion-là ?

Tristan Nitot : Eh bien ça fonctionne comme ça peut !

Camille Diao : Est-ce que vous associez les utilisateurs au processus de réflexion ?

Tristan Nitot : Oui. Et puis on se pose la question. Moi j’ai toujours été militant et dans des organisations militantes, que ça soit Mozilla qui fait Firefox que peut-être certains d’entre vous utilisent, ou Cozy Cloud qui préserve vos données personnelles, ou Qwant qui ne collecte pas, qui vous offre un moteur de recherche mais sans collecter des données personnelles, à chaque fois ce sont des sociétés qui ont une mission et qui veulent, en fait, créer un numérique qui est mieux, qui est plus au service des gens. Mais chez Facebook ils ne sont pas du tout sur la même partition, c’est clair ! On le voit là cette semaine le New York Times sort un scandale comme quoi Facebook a confié les données de tous les utilisateurs à 60 fabricants de téléphones quoi ! Et depuis dix ans ! Il leur a donné les clefs du camion, pendant dix ans ! C’est un truc de dingue. C’est l’open bar mélangé avec le Far-West. C’est « la data allez-y ce n’est pas à nous, c’est la data des utilisateurs, on en a une copie, on vous la file, faites ce que vous voulez avec ! » C’est juste hallucinant parce que ces gens-là n’ont jamais eu de réflexion éthique, ils sont là dans « on va grossir, on va tous les avoir, on va les doubler, on va faire pire que Google, etc. »
Je ne boxe pas dans la même catégorie qu’eux, je ne suis pas dans le même monde. Et je pense que le monde est en train de basculer. Je pense qu’il y a un besoin parce que le numérique est quand même là, sauf catastrophe nucléaire ou écologique majeure, je pense que le numérique est là pour longtemps, il est de plus en plus dans toutes les couches, dans tous les actes de chacun de nous — les couches de la société et les actes de chacun de nous — et donc, s’il est là pour longtemps, il va falloir qu’il soit respectueux de nous si on ne veut pas tomber dans une dystopie totale, être complètement fliqués, être complètement décérébrés par les services des smartphones.

Donc il faut construire un numérique qui est durable, comme le développement écologique est durable, c’est-à-dire quelque chose qui puisse évoluer avec la société en symbiose, donc en écologie en fait, plutôt que simplement de l’économie. Donc j’adore ce jeu de mots économie-écologie ; pour moi il existe dans l’attention, mais en fait il existe dans tout le numérique.

Camille Diao : On va finir sur l’écologie de l’attention. Juste, du coup, vous êtes d’accord aussi avec l’idée que c’est au législateur ou aux pouvoirs publics de s’emparer de cette question ? Parce que comment on fait pour convaincre les Facebook, les Google d’avoir cette réflexion éthique ?

Tristan Nitot : Ce n’est pas facile. Moi j’étais au Conseil national du numérique ; je suis au comité de prospective de la CNIL et donc les problèmes de régulation je les ai étudiés. Le problème c’est que la régulation ça va beaucoup plus lentement que les industriels du numérique, mais alors beaucoup, beaucoup, beaucoup plus lentement ! Donc ce n’est pas facile ! Je n’ai rien contre la régulation, mais je veux dire il faut quand même être conscients de ses limites intrinsèques. Donc moi, mon énergie est plutôt à construire des services alternatifs, plus vertueux, qui donc peuvent être proposés en alternative à des services existants et on dit : « Regardez il y a ça, c’est mieux. Regardez il y a Qwant. Qwant ne vous espionne pas. Regardez il y a Firefox, c’est fait par une organisation à but non lucratif, ils sont là pour défendre la bonne santé de l’Internet et ils sont au service de l’individu. Regardez il y a Cozy Cloud, ils sont là pour protéger vos données personnelles et c’est toujours mieux que Google Drive, que Google Search ou que Google Chrome, au hasard ! »

Donc il faut qu’il y ait une alternative ; en fait, c’est un peu carotte et bâton. Il faut inciter les gens, il faut leur donner une alternative, un endroit, des services qu’ils peuvent utiliser à la place des choses qui ne sont pas respectueuses des usagers.

Camille Diao : Yves Citton, du coup je vous laisse le mot de la fin avant qu’on passe aux questions. Une écologie de l’attention, qu’est-ce que ça veut dire ? Et en quoi est-ce que ce serait une solution ou un début de solution ?

Yves Citton : Rapidement parce que justement on veut avoir des questions. Eh bien c’est raisonner en termes de milieu, milieu attentionnel, dans quel milieu attentionnel j’évolue. Et de se dire que ces milieux attentionnels ce sont des biens communs. Et là il me semble qu’il y a toute une réflexion sur qu’est-ce que c’est que les communs, qu’est-ce que c’est que les biens communs ? Je pense qu’en France il y a une sorte de consensus pour penser que quelque chose comme l’eau, que quelque chose comme l’air, ça serait bizarre de le privatiser, ce serait bizarre qu’on nous fasse payer l’air qu’on respire ; on nous fait un peu payer l’eau qu’on consomme, mais on a vu que ça s’est privatisé, maintenant ça redevient public, etc. En France il y a, je crois, j’espère que ça va durer, une sorte d’évidence que l’éducation c’est un bien commun. On gagne tous, on bénéficie tous à ce que les jeunes générations reçoivent une bonne éducation. Et puis oui ça coûte, mais c’est un bien commun.

Il me semble qu’il faut penser les milieux attentionnels comme des biens communs, ce qu’on fait déjà un petit peu. Vous n’avez pas le droit à trois heures du matin de faire beaucoup de bruit chez vous parce que tout votre immeuble a envie de dormir. Donc de respecter quelque chose comme le silence, le silence est un bien commun : je n’ai pas le droit à trois heures du matin de mettre ma stéréo très fort, de hurler, etc. Non ! Donc qu’est-ce que ça veut dire ce petit fait là, c’est quelque chose qui intuitif, pas besoin de faire la révolution, le silence est un bien commun. Quand je me promène dans la Gare de Lyon et qu’ils remplacent les panneaux publicitaires qui ne me plaisaient déjà pas beaucoup avec des nouveaux panneaux qui consomment de l’électricité, qui mettent des images qui bougent et qui font un phénomène de saillance. Qu’est-ce ce que c’est qu’un phénomène de saillance ? [Yves Citton donne un coup sur son micro, NdT]. C’est ça. Je n’ai pas bien fait ; d’habitude je fais un bruit très fort et puis tout le monde sursaute et se réveille.

Tristan Nitot : J’ai sursauté.

Yves Citton : D’accord. Bon ! Eh bien ça marche. Une saillance c’est quelque chose que vous ne pouvez pas ne pas remarquer, style sirène de pompiers, etc. Qu’est-ce qui se passe quand vous avez des publicités avec des images qui bougent ? Eh bien de nouveau c’est notre cerveau, je ne sais pas si c’est reptilien ou quoi que ce soit, on doit remarquer, on ne peut pas ne pas remarquer quelque chose qui bouge parce que potentiellement c’est un danger, c’est le truc que tu disais tout à l’heure, le sexe et puis la survie.

Donc quand je marche dans la Gare de Lyon et qu’ils ont remplacé ces posters qui avaient des couleurs vives, qui étaient faits pour attirer mon regard, mais peut-être que je pouvais m’y habituer, là je ne peux pas m’y habituer ! Donc ça c’est le bien commun qui est lorsque je marche j’ai envie de pouvoir penser, je ne peux pas parce que ça m’agresse. Et donc là, effectivement c’est une question politique et avant même de dire que c’est une question de loi, c’est une question d’idées. Si déjà nous on sort d’ici en se disant les milieux attentionnels qui nous permettent de réfléchir, qui nous permettent d’être un petit peu sereins, qui nous permettent de prêter attention les uns aux autres dans des bonnes conditions, ça ce sont des biens communs comme l’eau, comme l’air, comme l’éducation, eh bien là on a des bases solides. Après on peut demander aux législateurs « eh bien tiens, voilà, il faut que vous compreniez ça les gars, qu’est-ce que vous allez faire comme loi ? » Effectivement les lois sont toujours un petit en retard par rapport aux innovations, par rapport aux trucs que chacun peut inventer pour piéger les autres, c’est clair ! N’empêche qu’il y a des socles un petit peu fondamentaux, comme une réflexion sur les biens communs, qui sont vraiment essentiels.

Camille Diao : Très bien. Merci beaucoup à tous les trois. On va passer aux questions. Est-ce que quelqu’un a une interrogation, a envie de s’exprimer ?

Tristan Nitot : Est-ce que quelqu’un passe le micro dans la salle ou est-ce qu’on répète les questions ?

Camille Diao : Je vais vous emprunter votre micro. Ah ! Monsieur. Est-ce que vous pouvez vous levez pour poser votre question ?

Public : Bonjour. Frédéric Deslias. On en parlait avec les copains et peut-être que vous êtes mieux placés pour savoir, parce que quand on a une idée géniale on se dit que quelqu’un y a déjà pensé avant nous et que c’est juste une conjoncture. On se disait avec toutes ces applications, etc., ça serait peut-être bien de créer un label éthique en application comme il y en a dans lefair trade (commerce équitable) ou je ne sais pas quoi. Je me dis que vous êtes peut-être mieux informés que nous sur ce sujet et peut-être que ces choses-là sont déjà en cours ou en route.

Karl Pineau : Le label on nous en parle toutes les semaines ; mais vraiment toutes les semaines !

Yves Citton : Moi je précise juste que c’est Frédéric Deslias qui a fait la question et dont l’œuvre est là-bas derrière : c’est l’objet magique qu’on touche, qui nous révèle nos propres sentiments et qui, lui-même, a des affects ; une interaction affective avec un objet qui a la capacité d’être attentif à nos émotions dans la mesure où nous sommes attentifs aux siennes. Je vous conseille d’aller expérimenter ; c’est très beau.

Camille Diao : Sur le label, Karl Pineau.

Karl Pineau : Sur le label, oui, donc on nous en parle vraiment souvent. En fait, nous on a un vrai problème avec ça, parce que ça veut dire déjà qu’il faut trouver une autorité qui soit suffisamment haute pour être capable de décerner des labels, pour être capable d’évaluer la qualité d’un service. Nous, clairement, notre association n’a pas du tout cette échelle-là, on n’est absolument pas capables de valider, de certifier un service.
Et puis en fait, de l’autre côté, ce qu’on ne veut pas, c’est trop tomber aussi dans ce qu’on appelle l’éthique washing : en fait des sociétés privées qui iraient faire des démarches juste pour avoir le label mais qui ne feraient que ça pour le label et qui ne seraient pas véritablement intéressées par la démarche de fond.
Après il y a une subtilité à ce qu’on qualifie éthique washing qui est que fondamentalement une entreprise économique a une vocation économique et que, par essence donc, elle doit faire du profit et que si elle doit faire du profit, elle doit trouver des moyens de faire du profit.
Si on est vraiment totalement éthiques dans la définition la plus absolue qui serait de totalement respecter les utilisateurs donc, en fait, ne rien leur vendre, ça ne marche pas totalement !

[Rires]

Camille Diao : Du coup, je sais que ce n’est pas à moi de répondre aux questions, mais sur le label il y a Time Well Spent qui est une sorte de label éthique qui a été créé par un ancien de Google, pas celui dont je parlais en introduction.

Tristan Nitot : Si, si.

Camille Diao : Si c’est lui. Ce n’était pas un autre ? OK. Donc du coup qui a essayé de mettre en place une sorte de label à apposer sur les services numériques pour dire qu’on passe bien notre temps sur ces services.

Tristan Nitot : Et chose qui d’ailleurs a eu un impact, c’est-à-dire qu’il a quand même réussi à faire suffisamment de barouf aux États-Unis pour que, très récemment, Apple en début de semaine et Google le mois dernier ont tous les deux annoncé dans les nouvelles versions ou leurs futures versions des systèmes d’exploitation – donc pour l’iPhone et les Android – qu’il y aurait un système qui vous aide – et ça je trouve que c’est très encourageant – un système qui vous aide à mesurer combien de temps vous passez sur quelle application ; et éventuellement avoir une signalisation de « attention vous avez déjà passé une heure aujourd’hui sur YouTube et deux heures aujourd’hui sur Facebook » donc au bout de deux heures bim, bim ! Ça fait déjà deux heures de perdues.

Karl Pineau : Sachant que du coup, avant que Apple ne l’intègre comme fonctionnalité de base et on verra ce que ça va donner, du coup Time Well Spent recommandait une autre application qui s’appelait Moment et Moment, en fait effectivement, fait exactement ça sauf que pour faire ça elle a besoin de votre géolocalisation en permanence !

[Rires]

Karl Pineau : Et c’est là où on rejoint le truc de vision globale, en fait.

Tristan Nitot : J’ai dit que je trouvais que l’idée était intéressante. Maintenant il reste à voir la réalisation, etc.

Camille Diao : On a le temps pour une dernière question.

Tristan Nitot : Il n’y a pas une question d’une femme ? Faites un effort mesdames.

Camille Diao : Je suis assez d’accord avec Tristan Nitot.

Yves Citton : Igor a une question.

Tristan Nitot : Non, non, Igor ; il a l’air sympathique, Igor, mais on a bien quand même une femme qui a une petite question à poser. Mesdames ! Ah ! Merci. Vous voyez il faut savoir provoquer !

Camille Diao : Allez-y Madame.

Public : Bonsoir. Je ne sais pas si vous aurez la réponse et excusez-moi si ma question est très naïve, mais comment des publicités qui apparemment nous agressent tous peuvent rapporter de l’argent aux personnes qui essayent de vendre des choses, des idées, des concepts, des objets sur Internet ?

Tristan Nitot : Eh bien comme disait Frédéric Beigbeder, qui était d’ailleurs un ancien publicitaire, il disait « nous on faisait de la publicité pour les petits pois et après les gens se mettaient à acheter des petits pois ! » La raison c’est que ça marche ! C’est juste ça, ! Et le retargeting en ça est intéressant et flippant en même temps : le fer à repasser qui vous poursuit de site en site, à la fin vous dites « il faut que je l’achète quoi ! »

Public : Et donc ça c’est mesuré et on voit les effets ; ça fonctionne ?

Tristan Nitot : Absolument. Oui. C’est ça qui est dramatique, c’est qu’en fait aujourd’hui les plus brillants esprits de la planète sont payés à vous faire cliquer sur des publicités !

Camille Diao : Eh bien merci. Il est 20 heures tout pile ça tombe bien. Pour les deux messieurs qui avez des questions, ne vous inquiétez pas, on va avoir un petit moment de convivialité où vous pourrez les poser dans un contexte un peu plus informel. Juste un mot pour vous dire qu’après ce petit pot il y aura, à l’étage, un spectacle du mentaliste Thierry Collet qui s’appelle Je clique donc je suis et que si vous souhaitez participer vous pouvez envoyer un texto avec votre téléphone portable, le numéro est affiché derrière, ça vous permettra de pouvoir participer au spectacle. Merci à tous les trois pour cette très belle discussion.

Tristan Nitot : Merci

[Applaudissements]