Écrans, réseaux sociaux. Sommes-nous tous piégés dans le bocal du numérique - Bruno Patino

bruno Patino

Titre : Écrans, réseaux sociaux. Sommes-nous tous piégés dans le bocal du numérique ?
Intervenant·e·s : Bruno Patino - Pauline Paccard
Lieu : Émission L'invité du jour, Paris Direct - France 24
Date : mai 2019
Durée : 12 min 45
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Licence de la transcription : Verbatim
Illustration : Bruno Patino en 2014, Wikimedia Commons - Licence CC BY-SA 3.0
NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.

Transcription

Pauline Paccard : L’invité de Paris Direct aujourd’hui c’est vous, Bruno Patino. Bonjour.

Bruno Patino : Bonjour.

Journaliste : Bienvenue sur ce plateau. Directeur éditorial de la chaîne franco-allemande Arte et de l’École de journalisme de Sciences Po ici à Paris. Votre dernier livre sort chez Grasset, c’est celui-ci, La civilisation du poisson rouge – Petit traité sur le marché de l’attention. Vous y décrivez, Bruno Patino, comment nous sommes devenus plus ou moins consciemment prisonniers de nos écrans, prison dans laquelle les matons seraient les GAFA et, à la clef, il n’est jamais question de liberté ni de réinsertion mais d’argent. Vous n’avez non pas choisi la métaphore pénitentiaire mais celle du poisson rouge, animal assez peu estimé, dont la mémoire serait de huit secondes, ou plutôt la capacité de concentration, quand celle des millenials, ces enfants nés au début des années 2000, serait de neuf secondes. Le bocal, leur prison ce serait un écran.

Bruno Patino : En fait leur bocal, notre bocal, parce que je pense qu'on est tous plus ou moins concernés. Ce livre est une sorte d’alerte pour dire « tiens, quelque chose ne va pas dans notre rapport aux écrans, finalement il y a un rapport de dépendance ». En fait, ça pose des mots sur la dépendance, ça essaie de décrire les symptômes — on est plus ou moins tous atteints, comme vous l’avez dit, certains de façon très grave, d’autres de façon plus légère — essayer d’expliquer pourquoi ces symptômes sont nés, non pas à cause de la technologie, mais l’idée c’est à cause d’un modèle économique qui est celui des GAFA et qui fait que, pour vivre bien, ils doivent capter le plus possible notre attention et, pour la capter, ils doivent nous rendre de plus en plus dépendants à leurs outils.

Pauline Paccard : On va y revenir dans un instant. Le diagnostic, effectivement, est assez simple, vous et moi et beaucoup d’autres gens sommes des cas assez graves. Les Français passent en moyenne une heure et demie par jour sur leur téléphone et ce chiffre qui est saisissant : nous nous munissons de nos appareils 542 fois par jour, 200 000 fois par an. Mais pour faire quoi au juste ?

Bruno Patino : Pas tous, mais on le fait pour répondre aux sollicitations, en fait. Il faut bien comprendre que ce qu’il y a de particulier avec tous ces outils qu’on utilise tous les jours c’est qu’on les a toujours avec nous. La connexion est permanente, donc leur enjeu économique c’est de capter notre attention alors même qu’on fait autre chose : on est en famille, on est entre amis, on étudie, on dort, on se nourrit. Il suffit de regarder autour de nous pour voir que tous ces moments-là sont hachés maintenant par des sollicitations numériques. Le but de ce livre, c’est de dire attention, parce qu’on répond à ces sollicitations même, au fond, quand on ne veut pas y répondre ; c’est-à-dire que même quand on sait que ça va être dérisoire, on y répond quand même, comme attirés de façon magnétique par ces outils. Ça explique à la fois les pathologies et ça définit pourquoi on fait ça.

Pauline Paccard : Dans les pathologies il y a le phénomène assez classique de l’addiction. Vous prenez l’exemple des joueurs de casino mais qui ont, eux, l’appât du gain, en tout cas l’appât illusoire de gagner un peu d’argent. Nous, notre appât c’est quoi ?

Bruno Patino : Non, justement. En fait l’économie de casino, certes, au départ, c’est parce qu’on veut gagner un peu d’argent ou beaucoup d’argent, certes, quand on est sur les réseaux sociaux ou autre c’est pour être en connexion avec les gens. Je décris la fameuse expérience qu’on appelle la boîte de Skinner1, qui date de 1931, dans laquelle on avait soumis une souris à un distributeur de nourriture. Quand la nourriture tombe de façon automatique, la souris devient maîtresse de l’outil et ne l’utilise que quand elle a faim. En revanche, c’est le mécanisme de récompense aléatoire, quand de temps en temps il y a de la nourriture, de temps en temps il n’en tombe pas, alors c’est le mécanisme qui devient maître de la souris et la souris appuie tout le temps sur le bouton même quand elle est rassasiée. C’est le principe même de la machine à sous qui, de temps en temps vous fait gagner, rarement, de temps en temps ne vous fait pas gagner et, parce que cette incertitude est là, ça fait naître chez vous une dépendance.
Eh bien les plateformes, les outils, c’est exactement la même chose. Sur Facebook de temps en temps c’est parfait, de temps en temps c’est totalement dérisoire. Sur Tinder, si on prend ce site de rencontres, de temps en temps ça vous correspond, de temps en temps ça ne vous correspond pas. Ce mécanisme-là vise à une seule chose : vous faire passer le plus de temps possible sur ces plateformes-là.

Pauline Paccard : D’autres pathologies, la peur de manquer quelque chose, la quête du « like ». Comment s’appelle la maladie qui nous fait partager, pour le coup volontairement, des moments extrêmement intimes de nos vies ?

Bruno Patino : Il y a l’anxiété, il y a le syndrome d’anxiété qui fait qu’en permanence on veut… Aujourd’hui on parle des accidents de selfie par exemple, de temps en temps, dès que vous vivez une expérience vous avez l’angoisse de savoir quelle est la photo que vous allez mettre sur Instagram, est-ce qu’elle va être bien, quel filtre ; de prendre le selfie, dès que vous rencontrez quelqu’un il faut absolument avoir un selfie, donc il y a cette angoisse de poster. Mais on a plein de pathologies. On a évidemment la nomophobie quand vous ne pouvez pas vous passer de votre téléphone portable, j’en suis un peu atteint je dois le confier, l’athazagoraphobie qui est la peur d’être oublié, c’est-à-dire, à un moment donné, quand vous pensez que vous n’existez plus parce qu’on ne vous mentionne plus sur les réseaux.

Pauline Paccard : Vous l’avez évoqué, cette économie de l’attention, c’est comme ça que vous l’appelez, détruit peu à peu nos repères, nos bonnes manières, notre sens du discernement, notre vision à long terme aussi d’une certaine façon. Économie de l’attention, vous l’avez dit, car, au fond, tout ça est une question d’argent.

Bruno Patino : Oui bien sûr. Ce n’était pas écrit et ce n’est pas déterminé par la technologie. Tout ça c’est assez simple finalement. C’est parce que ces grandes plateformes-là doivent gagner de l’argent et elles ont décidé de le gagner de façon publicitaire. Donc le modèle de la publicité, les médias le connaissent depuis très longtemps, les médias audiovisuels, c’est capter, certains ont dit du temps de cerveau disponible, donc capter le plus de temps possible.
Le problème ou le défi pour ces plateformes-là, c’est qu’elles devaient capter du temps qui était déjà utilisé à autre chose, donc effectivement il fallait aller plus loin dans le forage de l’attention, plus loin dans le fait d’hameçonner les gens alors même qu’ils ont en train de faire autre chose. Et, le problème pour nous, c’est qu’elles sont beaucoup plus efficaces que les médias classiques parce que, comme elles sont soutenues par les données personnelles, elles n’essayent pas de capter l’attention d’une grande masse de personnes en même temps, ce qui est toujours plus ou moins aléatoire et plus ou moins imparfait, mais d’un individu donné, avec ses goûts, ses émotions et son historique de données.

Pauline Paccard : Ça n’était pas écrit, dites-vous, car le projet peut-être des utopistes qui ont créé Internet et puis toutes ses déclinaisons, c’était le rêve d’un accès universel à la connaissance.

Bruno Patino : Mais ce rêve demeure. C’est-à-dire que l’utopie numérique, au départ, c’est effectivement dire que partager la connaissance, partager l’information, mais même partager, on va dire, la réflexion, ça va faire naître l’intelligence collective, l’économie du partage, donc il y a une idée démocratique au sens noble du terme derrière cette plateforme générale.

Pauline Paccard : Ça paraît complètement illusoire aujourd’hui.

Bruno Patino : Elle ne paraît pas illusoire, elle paraît, on va dire, singulièrement minoritaire, c’est-à-dire qu’à un moment donné l’économie s’est invitée, une certaine économie s’est invitée.

Pauline Paccard : On n’aurait pas pu y penser avant ?

Bruno Patino : Peut-être qu’on aurait pu y penser avant. Aujourd’hui vous avez des penseurs, notamment aux États-Unis, qui disent « on a donné beaucoup de pouvoir à des ingénieurs qui, finalement, ne voulaient que construire des solutions technologiques à des problèmes de tous les jours : trouver une information, vous mettre en connexion, mettre en connexion deux services. On n’a pas pensé aux conséquences.
Personnellement, je suis moins pessimiste que ce que vous avez l’air de penser parce que je crois que quand on vivra ou plutôt quand on regardera rétrospectivement l’époque qu’on vit aujourd’hui, on se dira que c’était économiquement l’époque du numérique sauvage, il a été plus ou moins régulé et restreint et, j’allais dire en termes de santé publique, c’était un moment où on avait un peu d’inconscience et d’inconséquence par rapport à l’effet de ces outils-là sur nos vies, nos vies individuelles, nos vies collectives, nos vies familiales et on en restreindra l’usage.

Pauline Paccard : On va y revenir dans un instant. Effectivement vous dites que tout n’est pas perdu et qu’il y a des solutions. Mais, rapidement quand même, l’effet sur le court terme aujourd’hui c’est une société extrêmement clivée, où chacun vivrait dans une bulle, qui s’auto-nourrirait presque d’elle-même.

Bruno Patino : Les deux effets : l’effet individuel c’est la dépendance, l’addiction, l’assuétude aux écrans, c’est-à-dire que même quand je veux m’en passer je n’y arrive pas, et l’effet collectif c’est ce qu’on pourrait appeler une perte de socialisation. C’est-à-dire que ces outils qui étaient faits pour nous mettre en relation les uns les autres en fait détruisent notre sociabilité. Vous l’avez très bien dit, ça polarise la vision du réel, la vision du vrai, la vision du faux, l’information et le débat, parce que comme ça veut coller au plus près de nos émotions pour attirer le plus possible notre attention, eh bien évidemment plus c’est émotionnel, moins c’est rationnel, plus c’est émotionnel, plus c’est extrême, et plus c’est émotionnel plus, en fait, ça nous éloigne les uns des autres.

Pauline Paccard : >Une fois qu’on a dit ça, qu’est-ce qu’on fait ? On est face à des algorithmes. Vous parliez de ces ingénieurs face auxquels on est assez peu de chose, nous, les poissons rouges.

Bruno Patino : On est assez peu de chose et, en même temps, c’est notre attention qui est à la base de tout le modèle économique. On est assez peu de chose et, socialement pour eux ou collectivement, on est tout puisque sans notre attention, il n’y a plus rien.

Pauline Paccard : Donc on éteint, on range ?

Bruno Patino : Je pense qu’effectivement on éduque et on s’auto-discipline, donc je pense que dans l’éducation générale, qu’elle soit d’ailleurs intime au sens de familiale ou entre proches ou dans l’éducation en termes d’école on va devoir apprendre la déconnexion, les lieux de déconnexion, les moments de déconnexion, la vie et la distance par rapport à ces réseaux-là. Par ailleurs on combat quand même à un moment donné. Je vous parlais tout à l’heure de numérique sauvage, je pense qu’on va devoir arriver à un numérique plus civilisé. On voit bien que les négociations non pas commencent mais ont lieu avec ces grandes plateformes. Il y a deux volets pour le moment. On parle d’impôts, c’est bien, on parle de sécurité des données, c’est bien, il y a un troisième volet que j’essaye de pousser très modestement avec ce petit livre, c’est l’impact sur nos vies individuelles et collectives. C’est-à-dire que là, restreindre j’allais dire la puissance de l’économie de l’attention ou plutôt, aujourd’hui, restreindre son utilisation forcenée et totalement débridée pour effectivement à la fois préserver un peu de notre santé individuelle, mentale évidemment, et puis aussi préserver quand même la qualité de nos rapports sociaux.

Pauline Paccard : Ça n’est pas un vœu pieu. Emmanuel Macron va recevoir, je crois dans quelques jours, Mark Zuckerberg, le patron de Facebook, qui multiplie d’ailleurs ces derniers mois les espèces de promesse de contrition, mais, encore une fois, dire quoi à Facebook ? Surveiller les contenus ?

Bruno Patino : En tout cas, non, ce ne se fera pas de façon automatique. Ça se fera d’autant moins de façon automatique que quand vous voyez un peu ce qu’ouvrent comme débat Mark Zuckerberg ou Sheryl Sandberg qui est le numéro deux de Facebook, ils disent toujours la sécurité des données, bien sûr, ils y ont eux-mêmes intérêt parce que si même leurs annonceurs ne se sentent plus en sécurité sur cette plateforme-là, ça n’ira pas. Ils disent bon, les impôts non, mais discutons. Le troisième volet, parce que c’est la base de leur modèle économique, ils n’en parlent jamais et d’ailleurs aujourd’hui on parle de Facebook, on pourrait parler de beaucoup d’autres plateformes. Aujourd’hui, évidemment, ils sont critiqués, vous mentionnez la rencontre avec le président de la République qui aura lieu vendredi je crois, en France, mais en réalité ils n’ont jamais fait autant de recettes publicitaires.

Pauline Paccard : Quel intérêt auraient-ils ?

Bruno Patino : Ils n’en ont pas, mais en même temps, je veux dire que le représentant de la collectivité, à un moment donné, que ce soit l’État, les associations d’utilisateurs, ce que j’appelle les repentis de la Silicon Valley, les groupes d’utilisateurs, ont tout le pouvoir en fait, parce que, encore une fois, c’est notre attention qui détermine leur chiffre d’affaires. Moi je crois que ça ne se fera pas automatiquement, je n’attends pas comme la météo qu’il pleuve ou qu’il fasse soleil après un moment un peu compliqué, mais je pense que le moment est venu pour une mobilisation collective et sociale.

Pauline Paccard : Et d’un mot, juste une proposition qui a évidemment résonné dans ma tête, le média, le service public, dites-vous, doit participer à ce mouvement en proposant des contenus qui ne seraient pas sollicitants mais reposants.

Bruno Patino : Je crois qu’aujourd’hui, c’est assez bizarre d’ailleurs, ce dont les gens, ce dont nous manquons plus c’est de notre temps, parce que notre temps est un objet qui, disons, essaye d’être conquis par une concurrence acharnée pour le conquérir. Je pense, si vous voulez, que les médias publics, les services publics doivent à la fois nous redonner de la maîtrise de notre temps, donc effectivement être plus dans le rapport au temps un peu je n’allais pas dire serein, mais nous redonner cette conquête de temps, et en même temps, dans l’économie de la découverte qu’est l’économie numérique : ne pas nous enfermer dans des bulles mais au contraire nous ouvrir. Et dans le dessein des algorithmes avoir des desseins d’ouverture.

Pauline Paccard : Du temps. C’est ce qu’on essaie de prendre tous les matins dans Paris Direct. Merci beaucoup Bruno Patino d’être venu ce matin sur ce plateau.

Bruno Patino : Merci à vous.

Pauline Paccard : La civilisation du poisson rouge chez Grasset, à lire pour s’éveiller un peu et peut-être poser son téléphone de temps en temps.