Directive droit d'auteur : le gouvernement français doit soutenir l'exclusion pleine et entière des forges logicielles
Le Parlement européen s'apprête à voter, mercredi 12 septembre 2018, sur sa version de la directive droit d'auteur et sur le rejet ou non de l'article 13 prévoyant la généralisation du filtrage des contenus sur Internet. C'est dans ce contexte et à quelques jours de ce vote que la ministre de la Culture française a répondu mardi 4 septembre à une question écrite sur l'impact de cette disposition liberticide pour les forges de logiciels libres. Une prise de position que le gouvernement français devra traduire en actes lors des négociations interinstitutionnelles à venir.
Le 6 février 2018 madame Sabine Rubin, députée, déposait une question écrite pour attirer l'attention de la ministre sur « l'impact qu'une telle mesure [le filtrage des contenus] aurait pour les forges logicielles ». Une question écrite faisant écho à la campagne Save Code Share, lancée dès septembre 2017 pour alerter les parlementaires sur les dangers pour les libertés informatiques de l'article 13. Campagne relayée en France par l'April, le Conseil National du Logiciel Libre, le Syntec Numérique et bien d'autres personnes 1.
Une campagne qui a pris de l'ampleur – en particulier avec la parution d'un billet de GitHub (en anglais) qui semble avoir eu un impact notable au Parlement européen – au point que la nécessité d'exclure les forges logicielles du champ d'application de la directive ait été politiquement actée. C'est en tout cas ce que semble affirmer la ministre de la Culture Françoise Nyssen dans sa réponse à madame la députée Rubin : « il convient à cet égard de se reporter à la position adoptée par le Conseil et au texte voté par la Commission JURI qui confirment expressément ce point en prévoyant une exclusion des plateformes de développement de logiciels open source. »
Pourtant la situation est bien plus équivoque que ne semble l'indiquer la réponse ministérielle. L'article 2 du texte qui devrait être voté en assemblée plénière du Parlement européen mercredi 12 septembre prévoit bien exclure les plateformes de développement de logiciels libres si l'on se réfère au rapport de la commission JURI tel qu'il a été voté le 20 juin 2018. En revanche, le texte sur lequel porte le mandat du Conseil de l'Union européenne (format PDF en anglais) pour le « trilogue » 2 n'est absolument pas à la hauteur des enjeux. Ce texte envisage en effet de limiter l'exception aux seules forges « à but non-lucratif ». Un critère traduisant une méconnaissance profonde de la réalité du développement des logiciels libres : une grande partie des plateformes de développement en ligne utilisées par les développeurs et développeuses de logiciels libres sont mises à disposition en facturant l'utilisation commerciale, ce qui permet notamment de financer l'hébergement gratuit de projets libres.
L'OFE (Open Forum Europe), dans sa lettre ouverte aux gouvernements des États les plus maximalistes sur les questions du droit d'auteur a rappelé cette évidence et les incite à supprimer ce critère inutile et dangereux.
Si la réponse de la ministre semble indiquer que la position française est bien l'exclusion pleine et entière des forges logicielles, il faudra que la représentation française au Conseil de l'Union européenne traduise cela en actes lors des négociations interinstitutionnelles à venir, notamment en convaincant ses homologues des autres États européens d'adopter l'article 2 issu de la version du Parlement telle qu'elle devrait être votée.
Quoi qu'il en soit, si l'exclusion des forges logicielles sans discrimination est un impératif que semble acter la ministre de la Culture dans sa réponse, c'est bien l'article 13 dans son ensemble qui doit être rejeté. Il reste pour cela jusqu'au 12 septembre pour agir contre le filtrage généralisé des contenus sur Internet.
Question N° 5128 de Mme Sabine Rubin (La France insoumise - Seine-Saint-Denis ), publiée au JO le : 06/02/2018
Mme Sabine Rubin attire l'attention de Mme la ministre de la culture sur l'article 13 du projet de réforme de la directive sur le droit d'auteur actuellement en cours d'étude au Parlement européen qui prévoit l'obligation pour les plateformes d'hébergement de mettre en place des « mesures de reconnaissance des contenus » mis en ligne par leurs utilisateurs. Cette disposition a fait l'objet de très nombreuses critiques, tant du point de vue de sa compatibilité avec le droit européen, que de ses conséquences sur le fonctionnement libre et ouvert d'internet. Plus spécifiquement, un certain nombre d'associations spécialisées dans la question du logiciel libre et des libertés informatiques s'inquiètent de l'impact qu'une telle mesure aurait pour les forges logicielles ; plateformes hébergeant des contenus, les codes sources, soumis au droit d'auteur et mis en ligne par les utilisateurs. Les développeurs, auteurs des codes sources, publient leurs œuvres sous licence dite « libre » sur des plateformes d'hébergement, les forges logicielles, afin d'en permettre la libre circulation et la libre modification. Ces libertés accordées aux autres membres et utilisateurs sont structurantes pour le modèle de développement dit « agile » des logiciels libres. Un système de reconnaissance automatique de contenu s'opposerait donc à la volonté de celles et ceux dont le droit d'auteur est censé être protégé, tout en portant le risque de sérieusement limiter l'innovation et la réactivité des projets de logiciels libres. La grande majorité des technologies utilisées, comme le web ou les téléphones pour ne citer qu'eux, ont de nombreuses composantes basées sur du logiciel libre. Or il y a un principe indiscutable en sécurité informatique : plus un logiciel est mis à jour, plus une communauté de développeurs est réactive, plus ledit logiciel est sûr. Tout frein au développement des logiciels libres est donc un frein à la sécurité globale des systèmes informatiques. Alors que toute entrave au fonctionnement des forges logicielles implique des risques significatifs en termes de sécurité informatique et de capacité d'innovation, elle souhaite savoir comment elle entend assurer leur pérennité des forges logicielles.
Réponse de la Mme la ministre de la Culture Françoise Nyssen, publiée au JO le : 04/09/2018
L'article 13 de la proposition de directive sur le « droit d'auteur dans le marché unique numérique » vise les plateformes qui stockent et mettent à disposition un nombre important de contenus chargés par leurs utilisateurs sans l'implication des ayants droit. Comme indiqué par l'étude d'impact de la Commission, sont visés les sites du type Youtube, qui sont devenus des sources importantes d'accès aux contenus protégés et ont ainsi un impact sur le marché des contenus en ligne, sans pour autant être soumis aux mêmes règles que des acteurs plus traditionnels. L'objectif de l'article 13 n'est ainsi pas de couvrir les plateformes de logiciel libre, sur lesquelles, au demeurant, les développeurs de logiciels libres publient leurs œuvres sous licence « libre » afin d'en permettre la libre circulation et la modification. Il convient à cet égard de se reporter à la position adoptée par le Conseil et au texte voté par la Commission JURI qui confirment expressément ce point en prévoyant une exclusion des plateformes de développement de logiciels open source.
- 1. Citons particulièrement cette tribune, notamment signée par Roberto Di Cosmo, éminent chercheur en informatique et directeur du projet Software Heritage
- 2. Pour en savoir plus sur la procédure législative européenne et l'étape de négociation entre le Parlement, la Commission et le Conseil européen appelée « trilogue »