Interview de Benoît Sibaud par le magazine « Planète LINUX » juin/juillet 2005

Interview de Benoît Sibaud, président de l'APRIL, par Arnaud Faque, du magazine « Planète LINUX » le 19 mai 2005 (parue dans le numéro n°36 juin/juillet 2005)

Planète LINUX : Bonjour Benoît, pour nos lecteurs ne connaissant pas encore votre association, pouvez-vous la décrire en quelques lignes ?

L'Association pour la Promotion et la Recherche en Informatique Libre (APRIL) est une association créée en 1996, pionnière du logiciel libre en Europe. Elle a pour buts de promouvoir le logiciel libre auprès des particuliers, institutionnels et professionnels, de sensibiliser le plus grand nombre aux enjeux des standards ouverts, d'amener des décisions politiques favorables au logiciel libre et de favoriser le partage de la connaissance. Elle est un noeud de communication du monde du libre.

Nos actions sont notamment d'informer les élus, de participer à ou d'organiser de grands événements (comme le Sommet Mondial de la Société de l'Information ou les Rencontres Mondiales du Logiciel Libre) et de promouvoir une législation progressiste en matière de droit d'auteur et de brevets. [1]

PL : Vous êtes très impliqué dans le mouvement anti-brevets logiciels en Europe. Pouvez-vous nous expliquer en quelques mots les dangers de la directive européenne concernant les brevets logiciels ? Quelles conséquences pour les utilisateurs de GNU/Linux et de logiciels libres en général, mais aussi pour les entreprises développant des logiciels ?

Nous faisons effectivement campagne contre la directive européenne sur la brevetabilité des programmes d'ordinateur, via des conférences sur le sujet, en partenariat avec la FFII (Association pour une Infrastructure Informatique Libre) et au sein de l'alliance Eurolinux, en informant les élus et en publiant des communiqués de presse et des rétrospectives sur ces « brevets logiciels ». [2]

Le premier point me semble être le fait que tous les créateurs de logiciels sont concernés, dont ceux de logiciels libres. Cette directive a été voulue pour pour « réduire l'incertitude juridique » résultant des dérives de l'Office Européen des Brevets (OEB), et a été poussée par de grandes entreprises au nom de la protection de l'innovation des PME/PMI (qui elles crient « laissez-nous tranquilles ! ») et par des cabinets de juristes, qui auront à écrire ces brevets, à les attaquer et à les défendre...

Ces brevets logiciels posent par ailleurs un grand nombre de problèmes. D'abord leur champ d'application est indéterminé, autour du concept flou d'« effet technique » ; cela créérait une double protection autour du logiciel, à la fois par le droit d'auteur et par les brevets. Et la durée de validité de 20 ans est complètement aberrante en informatique (notons d'ailleurs que la durée d'attente d'examen à l'OEB, 50 mois, est supérieure à la durée de vie moyenne des logiciels).

Ensuite les offices des brevets délivrent des brevets triviaux (brevet EP 394 160 sur la barre de progression, valable jusqu'en 2010, brevet Amazon sur le « One click », brevet British Telecom sur l'hyperlien, etc.). L'OEB a d'ailleurs délivré illégalement plus de 30 000 brevets sur le logiciel en tant que tel. Ces offices ne prennent pas le temps de valider le flot de brevets reçus et manquent de spécialistes, sans compter qu'ils ont intérêt à faire du chiffre pour s'autofinancer.

Cette prolifération (très concentrée, 10 entreprises possèdant 24% des brevets logiciels) est ingérable pour un développeur : quand il écrit un logiciel, combinant des milliers d'idées, comment éviter de marcher sur les mines ? Faut-il qu'il parcourt les dizaines de milliers de brevets logiciels, dont une partie est rédigée volontairement de manière confuse et tortueuse (et contraire à l'objectif de publication des brevets) ?

Sans oublier que les brevets sont aussi utilisés pour rendre la concurrence impossible (en brevetant un format de fichiers par exemple) ou la normalisation piégeuse (en brevetant des codecs multimédia par exemple).

Quand aux PME/PMI qui se lanceraient dans la guerre des brevets, qu'elles n'oublient pas les frais pour l'écriture, le dépôt et le maintien, la diversion des fonds de la R&D vers les services juridiques, pour l'attaque et la défense, et surtout que c'est une lutte inégale, celui ayant un large portefeuille de brevets écrasant le petit détenteur dans toute « négociation ».

Au final, le résultat obtenu serait donc un système de protection inadéquat, porteur d'incertitude juridique, avantageux pour les plus grosses sociétés et désastreuses pour les plus petites.

PL : Question d'actualité, quels sont les derniers échos concernant cette directive sur les brevets logiciels ?

La procédure de codécision utilisée au niveau européen se poursuit ; actuellement on attend la deuxième lecture par le Parlement européen du texte profondément remanié par le Conseil. [3]

La dernière actualité concernait la proposition de Michel Rocard de définition d'un domaine technique (« Domaine technique désigne un domaine industriel d'application nécessitant l'utilisation de forces contrôlables de la nature pour obtenir des résultats prévisibles dans le monde physique ») qui permettrait de clairement et élégamment interdire la brevetabilité du logiciel. [4]

PL : Si la directive était adoptée par le Parlement et le Conseil européen, existe-t-il un quelconque recours juridique ? Le traité constitutionnel européen, s'il était adopté, pourrait-il favoriser une remise à plat de cette directive ?

La double protection des logiciels à la fois par le droit d'auteur et les brevets pourrait violer les accords internationaux sur la protection des droits intellectuels (ADPIC). Une requête devant l'organe de réglement des différents peut donc être envisagée. Au regard des moyens requis, elle devrait cependant forcément l'être par un état. [5]

La directive est examinée dans le cadre de la procédure de codécision, renommée sans être modifiée « procédure d'élaboration de la loi ordinaire ». Le traité constitutionnel n'introduit donc aucun changement.

PL : Quelques mots sur le thème de la 'confiscation intellectuelle' ? Toute création intellectuelle semble vouée à être soumise à un brevet, un droit d'auteur. La société occidentale va-t-elle breveter le cerveau humain ? Plus sérieusement, existe-t-il des solutions simples pour diffuser gratuitement ses créations ?

L'APRIL ne se préoccupe pas de la gratuité d'accès à l'information mais de la liberté des logiciels et de celle de l'information en général. Libre n'est pas gratuit. Les licences de logiciels libres sont une solution évidente pour permettre la diffusion de ce type d'outils. Des licences telles que les « Creative commons » ou la licnce « Art Libre » permettent, pour leur part, d'autoriser facilement la libre circulation des textes, musiques, images, films, etc.

Quand à la « confiscation intellectuelle » (évoquée dans le dernier communiqué de presse de l'association), « nous avons besoin d'une Organisation Mondiale de la Richesse Intellectuelle, dédiée à la recherche et à la promotion de voies nouvelles et imaginatives pour encourager la production et la dissémination de la connaissance. » [6]

PL : Parmi les différentes activités de l'APRIL, la sensibilisation des entreprises aux bienfaits des Logiciels Libre. Est-elle en bonne voie ? Constatez-vous des progrès dans notre pays qui semble à la traîne dans ce domaine, et où peu de plans gouvernementaux sont tournés vers les LL ?

Oui. Certaines entreprises font par exemple aujourd'hui du logiciel libre non seulement pour des raisons éthiques mais également et surtout parce que cela correspond mieux aux attentes de leurs clients. Une tendance lourde est en effet de fournir des services plutôt que de vendre des produits et le logiciel libre s'intègre parfaitement dans cette logique. Mettre le logiciel en ligne, sous une licence libre, permet au client de découvrir lui-même le produit, et donc d'économiser dans une certaine mesure sur l'avant-vente, puis de lui vendre les services dont il a besoin. Cette « libération des esprits », qui s'inscrit dans un mouvement de fond, est bien plus puissante que n'importe quel plan gouvernemental.

Côté public, on peut citer le projet gouvernemental ADELE (ADministration ÉLEctronique) qui évoque « les bénéfices de l'emploi des logiciels libres pour les systèmes d'information des administrations de l'État et des services publics » et la publication d'un « guide de migration des solutions propriétaires vers des solutions ' libres ' », en se plaignant d'un « éditeur en situation dominante qui impose ses vues et ses coûts » sur le poste client. [7]

PL : Pour finir, avez-vous une question à rajouter ? Un message à faire passer ? Une question que nous avons oublié de vous poser ?

Ces questions éminemment politiques appellent des choix de société qui définissent notre avenir. Si nous ne proposons pas nos idées, si nous ne les défendont pas, d'autres proposeront les leurs... J'invite donc les lecteurs à se tenir informés et, s'ils ne le sont pas déjà, à s'engager dans la vie de la société, de manière à promouvoir le logiciel libre et une société de l'information ouverte. Associations, cercles d'experts techniques, partis politiques et tant d'autres : les lieux où faire entendre une vision progressiste du numérique ne manquent pas et il est important de les investir. [8]

[1] 6èmes Rencontres Mondiales du Logiciel Libre à Dijon du 5 au 9 juillet 2005
http://www.rencontresmondiales.org

[2] Communiqués APRIL/FFII/FSF France « Faut-il célébrer la confiscation intellectuelle ? » et « Le gouvernement français pour une brevetabilité illimitée des idées ? »
http://april.org/articles/communiques/pr-20050426.html
http://april.org/articles/communiques/pr-20050306.html
Rétrospective 2003 sur les brevets logiciels
http://april.org/articles/divers/retro2003/retrospective/brevets.html Rétrospective 2004 sur les brevets logiciels
http://april.org/articles/divers/retro2004/retrospective/brevets.html

[3] Nous en sommes à l'étape 11
http://europa.eu.int/comm/codecision/stepbystep/diagram_fr.htm

[4] http://www.europarl.eu.int/meetdocs/2004_2009/documents/DT/563/563744/563744fr.pdf

[5] http://swpat.ffii.org/analysis/trips/index.fr.html#suigen

[6] http://april.org/articles/communiques/pr-20050426.html et http://www.france.fsfeurope.org/documents/wiwo.fr.html

[7] http://april.org/articles/divers/adele.html

[8] http://www.ffii.fr/Appel-au-Parlement-europeen-arretez-les-brevets-logiciels