Le numérique peut-il être écologique et responsable ? - De cause à effets
Titre : Le numérique peut-il être écologique et responsable ?
Intervenant·e·s : Sophie Comte - Frédéric Bordage - Vincent Courboulay - Aurélie Luneau
Lieu : De cause à effets, le magazine de l'environnement - France Culture
Date : janvier 2021
Durée : 54 min - La partie « L'Œil du Monde » n'est pas transcrite
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Page de présentation de l'émission
Licence de la transcription : Verbatim
Illustration : Signe de pourcentage - Licence CC0, domaine public
NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.
Description
Aujourd'hui dénoncé comme un problème environnemental, il pourrait aussi devenir une solution.
Transcription
Voix off : De cause à effets, le magazine de l’environnement.
Diverses voix off : C’est mon « suit partout ».
— Pratique.
— Ouais, indispensable.
— La preuve, ce que je fais quand je lève, je checke mes réseaux sociaux, Instagram, Snap, Facebook, les actualités, les pages, le nombre de « likes », les messages que j’ai pu recevoir.
— Le téléphone, si on me l’enlève, je n’ai plus de vie parce que je fais tout avec.
— Je serais en manque de quelque chose. C’est vraiment une addiction pour moi.
— On est perdu.
Aurélie Luneau : Accro à son téléphone portable, aux applis, aux ordinateurs, aux réseaux sociaux, mais les outils numériques peuvent-ils être plus écologiques et plus vertueux ?
Décrié pour son rôle dans le réchauffement climatique, le numérique serait responsable de 4 % des émissions de gaz à effet de serre et pourrait afficher un taux de 8 % d'ici 2025. Or, force est de constater qu'il remplit aussi un rôle indispensable, comme il le fut montré durant les confinements face à la pandémie de Covid-19.
Quels sont les impacts, les bienfaits et les méfaits de cette technologie ? Un numérique vert, raisonné et sobre, est-il en passe de voir le jour ? En quoi les législateurs et les citoyens pourraient bien faire évoluer le marché ? Comment repenser notre dépendance aux technologies digitales ?
En partenariat avec Chut !, le magazine à l'écoute du numérique, nous nous penchons, ce soir, sur ces questions qui interrogent aussi le devenir de nos sociétés.
Nous sommes en direct avec nos trois invités. Frédéric Bordage bonsoir.
Frédéric Bordage : Bonsoir.
Aurélie Luneau : Vous êtes fondateur du Collectif Green IT1 et auteur du livre Sobriété numérique, un livre paru chez Buchet-Chastel.
Avec nous également Vincent Courboulay. Bonsoir.
Vincent Courboulay : Bonsoir.
Aurélie Luneau : Vous êtes ingénieur et maître de conférences en informatique à La Rochelle Université et auteur du livre Vers un numérique responsable, un livre qui paraît ce mois-ci chez Actes Sud.
Avec nous Sophie Comte. Bonsoir.
Sophie Comte : Bonsoir.
Aurélie Luneau : Vous êtes cofondatrice de Chut !2, le magazine à l'écoute du numérique, dont le dernier numéro traite de ce sujet phare.
Et dans « L’œil du Monde-Planète », c’est la journaliste du quotidien Le Monde Perrine Mouterde qui ouvrira cette année 2021 sur la biodiversité et qui sera à l’honneur, cette biodiversité, tout au long de l’année. Perrine Mouterde nous parlera du travail d’inventaire des espèces, une tâche colossale, un univers insoupçonné.
Bonne année à toutes et à tous et bienvenue dans le magazine de l’environnement de France Culture toujours préparé par Anahi Morales, avec nos complices Anne Gouzon, Valérie Ernould, Caroline Chaussé, Vanessa Chang. L’émission est réalisée par Alexandra Malka de retour pour notre plus grand plaisir avec à ses côtés, pour notre plaisir également, à la technique ???.
[Extrait d’un reportage France 2]
Journaliste : Même à la plage on reste accro à nos écrans, à nos jeux, nos mails et surtout nos séries préférées.
Diverses voix off : — Ouais. Je suis un bon consommateur de vidéos.
— Je ne pense pas que ce serait possible de venir sans téléphone, en fait.
— Si je n’ai pas mon téléphone, je ne suis pas bien.
Journaliste : Toutes ces vidéos semblent bien inoffensives, mais elles pèsent de plus en plus lourd sur nos réseaux. Internet aujourd’hui c’est 20 % de mails et de fichiers et 80 % de flux vidéos. L’an dernier, les vidéos en ligne ont généré autant de CO2 qu’un pays comme l’Espagne. Voici celui qui s’est livré à tous ces calculs. Maxime Efoui-Hess est un jeune ingénieur déjà expérimenté sur la question du numérique et du climat.
Maxime Efoui-Hess : Personne ne pense, en cliquant sur « Play » sur Netflix, au centre de données qui est appelé derrière et aux infrastructures réseau qui sont en train de tourner pour nous amener les données. Si on n’y pense pas, on ne se rend pas compte de la quantité d’énergie et d’électricité que ça va demander derrière.
Journaliste : Regarder une vidéo de trois gigaoctets nécessite autant d’énergie que 1000 ampoules basse consommation allumées pendant une heure.
Maxime Efoui-Hess : Il faut réfléchir à la quantité de vidéos qu’on regarde, réfléchir à la résolution des vidéos, donc essayer d’utiliser la plus petite résolution. Ne pas écouter de musique sur YouTube.
Journaliste : Les gouvernements devront sans doute aussi en passer par des lois pour réguler les réseaux et ménager notre climat.
[Fin de l’extrait]
Aurélie Luneau : C’était un reportage diffusé sur France 2 le 14 août 2019.
Accrocs, dépendants, nous le sommes sûrement devenus et, sans les moyens numériques, il faut bien reconnaître que nous aurions difficilement fait face au confinement en cette période de pandémie, mais le secteur reste décrié pour son rôle dans le réchauffement climatique.
Frédéric Bordage, le numérique est-il un problème ou une solution avec, je le rappelle, 4 % des émissions de gaz à effet de serre et on estime que ce sera 8 % d’ici 2025.
Frédéric Bordage : Notre étude estime que ça sera plutôt 6 %, ce qui est déjà énorme, concrètement, puisqu’on part de 2 % en 2010, on arrive à 4 % en 2020 et on arrive à 6 % en 2025, ce qui est déjà monstrueux, en fait. Il faut se rendre compte que c’est plus que le trafic aérien.
Donc oui le numérique c’est une solution, c’est un formidable outil, mais c’est aussi une source importante d’impacts environnementaux qui, malheureusement, ne se limitent pas aux émissions de gaz à effet de serre. On les listera après, mais il y a beaucoup d’impacts environnementaux autres que le simple réchauffement global.
Aurélie Luneau : Donc vous, Frédéric Bordage, vous travaillez depuis plus de 15 ans, 16 ans je crois, avec votre Collectif Green IT, on peut peut-être en parler.
Frédéric Bordage : Tout à fait. Ça fait 16 ans, en 2004, qu’on a fondé un collectif d’experts et de citoyens qui structurent cette démarche en France. On a forgé des expressions et des démarches comme « sobriété numérique » ou « numérique responsable ». L’objet, derrière, c’est de nous aider au quotidien à réduire nos impacts environnementaux en ayant un usage plus raisonné du numérique, plus raisonnable, à la fois en tant qu’utilisateurs, mais aussi pour toutes les entreprises qui conçoivent le numérique que l’on consomme.
Aurélie Luneau : Ce soir nous allons bénéficier justement de ces années d’étude et de votre expertise pour mieux comprendre, effectivement, à la fois le problème et le côté solutions du numérique.
Sophie Comte, je me tourne vers vous. Je rappelle que vous êtes cofondatrice de Chut !, le magazine à l’écoute du numérique et que dernier numéro paru, toujours accessible actuellement en kiosque ou en librairie, traite justement de cette question du numérique écologique. Est-ce que, finalement, c’était peut-être devenu une nécessité ?
Sophie Comte : Tout à fait. Oui. Chut ! est un jeune média qui existe depuis maintenant un an, on vient de fêter nos un an avec ce numéro quatre. Notre idée, avec Chut !, en fait, c’est d’explorer l’impact du numérique et des technologies dans nos vies. Comme on l’a bien vu, comme vous l’avez dit tout à l’heure, on utilise de plus en plus les technologies ; on a tous, ou presque, des smartphones de plus en plus performants ; il y a la 5G qui arrive. Les usages vont grandissants et même la tech est devenue un peu une mode, quand il y a un iPhone qui sort. Ce sont des produits qui sont devenus, en fait, extrêmement désirables, donc cette question des usages.
On s’est posé la question : quel est l’impact que ça peut avoir sur l’environnement ?
Effectivement, les chiffres sont plutôt inquiétants comme vous l’avez dit aussi. Apparemment, d’après une étude de The Shift Project3, il semblerait qu’en 2025 on serait plutôt à 8 %, 6 ou 8 % en tout cas, c’est plutôt inquiétant quand actuellement on est à 4 %. Ça voudrait dire que cette pollution aurait doublé en quelques années. On a eu vraiment à cœur de comprendre quelle est cette pollution, en quoi elle consiste. C’est vrai qu’on en a parlé ces dernières années dans les médias, on a vu des articles émerger, des reportages effectivement sur la pollution liée aux datacenters, liée aux vidéos qu’on peut regarder. En quoi elle consiste exactement c’était un peu notre enquête et puis aussi comprendre quelles solutions existent déjà, parce qu’il en existe, pour créer, pour concevoir un numérique plus vertueux, plus vert, plus responsable.
Aurélie Luneau : Nous allons justement les détailler.
Vincent Courboulay, vous, vous parlez d’un Janus des temps modernes pour désigner ce numérique. Allons-y. Quelles sont les pollutions et les impacts directs et indirects du secteur sur la planète et son environnement ? Il y a différentes phases, on peut peut-être démarrer par la phase de fabrication.
Vincent Courboulay : On va commencer par finalement la pire, celle qui concentre à elle seule trois quarts des impacts. C’est une phase lointaine puisqu’elle se passe dans des pays émergents ou dans des pays éloignés de la zone européenne. Ce sont des pays où on va extraire les métaux, les terres rares. Depuis un an il y a eu beaucoup de reportages sur la notion de terres rares, moi j’appelle ça « les vitamines du numérique », c’est-à-dire des produits dont il ne faut pas beaucoup de quantité pour, finalement, doper les capacités techniques à la fois des batteries, à la fois des terminaux, des écrans.
Donc très loin de chez nous, en Chine, en Mongolie, en République démocratique du Congo, en Amérique du Sud, on va extraire de façon très peu encadrée l’ensemble de ces minéraux, de ces matériaux, dans des mines à ciel ouvert, dans des conditions dramatiques. Et c’est là où on va commencer à toucher du doigt le fait qu’il n’y a pas que des problématiques environnementales, mais il y a aussi des problématiques sociales inhérentes au numérique. C’est là où c’est difficile de compartimenter, de ne parler que des impacts environnementaux ou des impacts sociaux. Bref ! C’est vraiment très protéiforme comme impacts.
Donc on commence par l’extraction de ces minéraux qui est très polluante et la fabrication des composants du numérique qui s’appuie aussi sur des usines et des procédés particulièrement polluants.
Aurélie Luneau : Et aussi particulièrement voraces en eau, d’ailleurs. On ne le sait pas forcément mais finalement cette fabrication représente 80 % des impacts négatifs et ces matériaux nécessitent de l’eau à profusion pour les traiter. Tout cela génère aussi, par effet supplémentaire, une contamination des sols et de fleuves.
Vincent Courboulay : Bien sûr. Les forêts primaires sont rasées pour permettre d’extraire encore plus des minéraux précieux. L’utilisation de l’eau dans ce qu’on appelle le triangle ABC – Argentine, Bolivie, Chili – pour extraire un matériau, le lithium, qui est très utilisé dans nos batteries, qui est excessivement utilisée dans des zones qui sont déjà en tension d’eau, ce qu’on appelle un stress hydrique. C’est un détournement de l’utilisation de l’eau potable pour extraire ces matériaux-là. Donc oui, destruction de la biodiversité, effondrement de la biodiversité, destruction des biotopes, utilisation massive de stress hydrique, destruction de la planète, rejet de particules et de terres radioactives. Bref ! C’est vraiment la totale ! C’est vraiment une industrie qui coche toutes les cases et dans des endroits qui sont assez lointains.
J’ai du sang ariégeois et, en Ariège, il y a depuis des années un projet de réouverture d'une mine de tungstène. Il y a vraiment une levée de boucliers pour des conditions très draconiennes de surveillance de cette mine. On voit que l’ouverture d’une mine en France est bloquée par des décisions administratives et environnementales, acte !, alors qu’à l’autre bout du monde, pour assurer la production et l’utilisation de ces outils merveilleux qui nous permettent à tous, ce soir, de partager ce sujet-là…
Aurélie Luneau : On ferme les yeux.
Vincent Courboulay : On ferme les yeux, exactement. Donc c’est assez problématique, c’est même particulièrement problématique. Il y a aussi les usines et les constructions qui sont la deuxième étape, la deuxième lame de ce rasoir on va dire multi-lames.
Aurélie Luneau : Frédéric Bordage, la phase de fabrication, les matériaux, les métaux rares. Il faut aussi préciser, profitons-en, qu’on utilise aussi ces métaux rares pour les éoliennes et les panneaux photovoltaïques. On espère aussi beaucoup dans ces questions énergétiques et les énergies renouvelables, mais toujours avec cette question des métaux rares.
Frédéric Bordage : Les terres rares sont des métaux très abondants mais très peu denses dans la terre, donc il faut extraire de très grandes quantités de terre pour obtenir très peu de ces métaux, c’est pour ça qu’on les a mal nommés terres rares d’une certaine façon. La question des terres rares, en fait, c’est une tension très forte entre différentes industries – l’électronique, les véhicules électriques, les énergies renouvelables – qui font qu’il y a une dizaine ou une quinzaine d’années nous avons pris conscience, au sein du Collectif GreenIT.fr que le numérique, finalement, du fait de cette tension, est une ressource non renouvelable, critique et qui s’épuise inéluctablement. Il faut aujourd’hui penser le numérique comme une ressource non renouvelable qui s’épuise inéluctablement et il nous reste une à trois générations devant nous au rythme où on va.
Il y a vraiment une tension très forte sur ces ressources pour la fabrication, mais aussi, forcément, sur la phase d’utilisation. Quand on va produire de l’électricité dite renouvelable, donc à partir d’énergies primaires renouvelables, on épuise aussi ces matériaux. Donc clairement l’ordinateur le plus vert c’est celui qu’on ne fabrique pas et nos usages numériques les plus respectueux de la planète sont ceux qu’on modère le plus possible. C’est pour ça que quand on a forgé l’expression « numérique responsable », finalement, pour la résumer en une phrase courte, un numérique responsable est un numérique qui respecte le plus possible le vivant, c’est-à-dire la planète et les êtres humains.
Aurélie Luneau : Vous nous donnez également des chiffres dans vos ouvrages, Frédéric Bordage. On peut par exemple préciser qu’en 2018 on comptait 15 milliards d’ordinateurs, de consoles de jeu, de smartphones, enfin d’équipements numériques, on en prédit 65 milliards en 2025. Aujourd’hui, par exemple sur la planète, on est 4,5 milliards de personnes connectées. On se rend compte que c’est aussi une courbe exponentielle et que ces questions que vous abordez les uns et les autres sur ces métaux rares, sur la phase de fabrication qui représente notamment 80 % des impacts négatifs, mais il y a aussi l’activité des data, les serveurs et la consommation d’énergie, Frédéric Bordage, 20 % des impacts. Tout cela. Comment faire pour déclencher, peut-être, une prise de conscience parce que, d’un côté, il y a les méfaits, mais de l’autre côté, on l’a perçu encore plus avec la pandémie de Covid-19, c’est un outil indispensable pour des secteurs comme le monde médical, le monde de l’éducation, l’aide sanitaire tout simplement. Frédéric Bordage.
Frédéric Bordage : Je pense qu’il y a un point qui est absolument essentiel à comprendre pour les auditrices et les auditeurs c’est que les impacts environnementaux du numérique sont concentrés dans trois phases : principalement la fabrication des équipements, on vient de l’évoquer, ensuite dans la production de l’électricité qui va alimenter nos équipements numériques et enfin en fin de vie, quand ça devient des déchets qui sont mal recyclés ou pas recyclés. Ce qu’il faut bien comprendre sur la phase d’utilisation c’est qu’à partir du moment où nos ordinateurs sont fabriqués, à partir du moment où ils sont alimentés en électricité, les impacts ont eu lieu. Après, ce qu’on fait avec, qu’on regarde des vidéos, qu’on envoie des mails, à l’instant t ça ne change rien du tout.
Par contre, évidemment, si on se met tous à regarder des vidéos en haute définition dans le TGV à 300 km/heure, peut-être qu’il va falloir déployer des réseaux 5G partout, donc peut-être qu’il va falloir fabriquer à nouveau, donc épuiser cette ressource numérique non renouvelable. Sur la phase d’utilisation l’enjeu n’est pas tant de parler de l’énergie, parce qu’en soi 80 % des impacts c’est dans la phase de fabrication. Par contre, quand nous utilisons, nous consommateurs, le numérique, nous devons prendre conscience qu’on doit l’utiliser de façon à ne pas saturer les réseaux, à ne pas saturer les serveurs et à prendre soin de son terminal, de son smartphone ou de son ordinateur, pour pouvoir l’utiliser le plus longtemps possible parce que, finalement, c’est très simple de réduire son empreinte numérique : il suffit de fabriquer moins d’équipements et qui durent plus longtemps. Pour ça, eh bien il faut modérer ses usages et prendre soin de ses joujoux numériques.
Aurélie Luneau : Pour nos auditeurs, je précise que dans vos livres respectifs ou dans le magazine il y a aussi des pages qui renseignent justement sur les méthodes, les moyens, les fameux clics qui nous évitent d’être des voraces dans ce monde numérique.
Sophie Comte une réaction peut-être ?
Oui, tout à fait. C’est vraiment ce qu’on a cherché à présenter dans ce numéro, c’était le fait que la pollution est vraiment majoritairement engendrée par la conception, la fabrication et l’alimentation de nos équipements, de nos téléphones. C’est vrai qu’on parle beaucoup, actuellement dans les médias, plutôt de cette pollution générée par l’utilisation qu’on en fait, la consommation de vidéos, etc.
C’est plutôt intéressant de comprendre cela parce qu’il y a une responsabilité des constructeurs, évidemment, et que d’autres questions se posent qui sont plutôt liées, par exemple, à l’écoconception : comment fait-on pour créer des produits plus durables aujourd’hui ? Le problème c’est que, par exemple, la garantie légale d’un téléphone portable est de deux ans. C’est un vrai souci parce que, au bout de deux ans, le téléphone portable peut avoir des défauts de batterie, des problèmes de mise à jour qui viennent ralentir l’utilisation de son téléphone. La question qui se pose aujourd’hui c’est peut-être, effectivement, comment est-ce qu’on fait en sorte de rendre nos équipements plus durables. L’écoconception est un concept qui consiste à inclure dès la fabrication les impacts environnementaux du produit. Ça veut dire que quand on le fabrique on pense déjà au recyclage. Cette vision-là permet, peut-être, de commencer à construire un numérique plus vert et d’aborder le vrai problème qui est celui-ci en grande partie.
Aurélie Luneau : Justement, partons peut-être sur cette question de l’écoconception, Vincent Courboulay. Tout cela fait partie, justement, de ces façons de réduire, peut-être de diviser notre empreinte numérique sur la planète. Comment passer à un numérique raisonné dans une société qui dépend de ces technologies ? Où est-ce qu’on en est concrètement ? Est-ce qu’on en reste encore aux mots, c’est-à-dire aux belles pensées, ou il y a d’ores et déjà une réalité qui est industrialisable, si on peut parler de cette façon-là ?
Vincent Courboulay : Je crois que ça ne peut pas mieux tomber puisque ce matin j’avais un rendez-vous avec le ministère de la Transition écologique, la délégation interministérielle au numérique ; j’avais rendez-vous aussi avec l’Afnor [Association française de normalisation] et toutes ces institutions ont pris en compte ces problématiques-là. Effectivement, la notion de conception responsable de services numériques, ou écoconception, fait partie de ce qui aujourd’hui est sur les radars des institutions pour dire « si on n’a pas les moyens d’interdire – et on n’a aucun intérêt à interdire si on a des difficultés à contrôler – eh bien essayons de faire en sorte que ce qui se déploie se déploie de façon raisonnable, raisonnée, pour reprendre les mots de Frédéric Bordage. Essayons de voir comment est-ce qu’on peut aider au déploiement d’un numérique plus intelligent ». Et justement, ce matin, on travaillait sur la proposition de l’équivalent d’une norme qui serait une norme de conception responsable de services numériques appuyée par l’État, soutenue par l’Afnor. On est au tout début, ça veut dire que dans six mois, à peu près, elle pourrait sortir. En plus, très rapidement elle pourrait basculer à un niveau européen et porter une vision française du numérique, une vision humaniste, une vision environnementale d’un numérique à la française et porter, avec quelque chose d’assez fort qui est une norme – en l’occurrence c’est ce qu’on appelle une Afnor Spec, peu importe, c’est l’équivalent d’une norme – qui pourrait porter la notion de « voilà ce que serait, pour nous, un service numérique conçu de façon responsable ».
Aujourd’hui il y a une appropriation. On a dépassé les mots. L’année 2018/2019 – l’année 2020 je la mets entre parenthèses – a vraiment été une année de prise de conscience. J’ai l’impression, vu de ma fenêtre, que l’année 2021 va être marquée par des actions concrètes, des lois et des outils de mesure.
Pour ce sujet d’écoconception ou de conception responsable de services numériques, qui est un sujet très vaste, qui part depuis la stratégie, le contenu, la manière d’écrire, la manière de développer, de faire héberger les contenus dans des datacenters responsables, plus frugaux, etc., tout ça, aujourd’hui, est en train d’être structuré par, on va dire, bon nombre d’acteurs dont les vues sont totalement convergentes et on le voit. Je pense que les trois témoins que vous avez choisis vont dire, globalement, tous à peu près la même chose justement parce que, aujourd’hui, il y a une maturité des solutions à apporter. À mon avis aujourd’hui, cette année 2021 est une année où ça va s’opérationnaliser, ce qui est quand même plutôt très optimiste et très positif.
Aurélie Luneau : Frédéric Bordage, donc recycler, reconditionner, réduire, donc réparer, réutiliser, est-ce que les pouvoirs publics ne se rendent pas compte que là aussi on est face à un terreau d’emplois formidable ? Il y a d’ores et déjà, je crois, des expériences de terrain, des possibilités ou aussi des mises en place d’ateliers ou d’entreprises qui reconditionnent et tout cela créé aussi de l’emploi.
Frédéric Bordage : Oui, tout à fait.
Avant, j’aimerais juste revenir un petit peu sur l’écoconception en quelques secondes. En fait, ça fait dix ans que nous faisons de l’écoconception sur le terrain, concrètement, qu’on éco-conçoit des services numériques, plus de dix ans.
Donc il y a des standards internationaux qui existent, je vais dire des gros mots mais qui seront des mots clés pour les auditrices et les auditeurs, qui sont ISO 14 0624 qui est le standard de l’écoconception qui existe depuis plus de dix ans. On a des standards comme ISO 14 0445 et 14 0406 qui permettent de quantifier des impacts environnementaux. Donc pour nous, acteurs de terrain, on a un collectif d’experts de terrain, c’est opérationnel depuis dix ans, ça fait dix qu’on éco-conçoit ; pour nous c’est business as usual. Que le monde découvre que ça existe et qu’on puisse le faire, effectivement c’est plus nouveau. Par contre, il y a déjà plus de dix ans que des dizaines d’entreprises éco-conçoivent concrètement des services numériques.
Aurélie Luneau : Ça veut dire que nos vieux outils numériques sont récupérés et servent aussi à quelque chose ?
Frédéric Bordage : Pour revenir à votre question sur le recyclage, en fait il faut absolument ôter de nos têtes le mot clé « recyclage » qui est important mais qui est, finalement, une solution de dernier recours. Il faut absolument prendre en considération le réemploi, c‘est-à-dire prendre conscience que c’est en donnant une seconde vie à nos équipements numériques qu’on va réduire considérablement notre empreinte numérique en tant que consommateurs, consommatrices. Pourquoi ? Parce que 80 % des impacts sont liés à la fabrication, donc il faut fabriquer moins d’équipements qui durent plus longtemps. Donner une seconde vie, reconditionner un équipement, donc le remettre à l’état quasi neuf pour qu’il puisse être réemployé, c’est vraiment une solution fondamentale. Là on a vraiment des secteurs qui se développent. De notre côté, en tant que collectif d’experts, on pense qu’il faudrait que les pouvoirs publics s’en emparent à l’échelle européenne pour qu’il y ait une directive européenne réemploi qui permette d’articuler les flux entre les équipements qui sont réemployés et les déchets. Aujourd’hui, finalement, on ne compte pas les équipements qui sont réemployés, on ne compte que les déchets, ça pose des problèmes de comptabilité, ça pose des problèmes de soutien à la filière réemploi qui se développe au travers de l’économie sociale et solidaire. Ce sont des emplois locaux, d’insertion ou liés au handicap, non délocalisables. Il y a à peu près dix fois plus de valeur ajoutée humaine et économique dans le réemploi que dans le recyclage. Vraiment, le mot clef qu’il faut effectivement avoir en tête c’est le réemploi.
Aurélie Luneau : Donc recycler, reconditionner. En même temps on entend aussi un autre message qui dit qu’un produit reconditionné n’est peut-être pas vraiment écolo et fiable. Qu’est-ce que vous en pensez ?
Frédéric Bordage : En fait, un produit reconditionné peut être tout à fait fiable. D’ailleurs nous avons fait différentes propositions depuis la loi Hamon, donc la loi consommation en 2013, pour encadrer la filière réemploi-reconditionnement de façon plus stricte, pour garantir aux consommateurs et consommatrices, un peu comme on a un contrôle technique obligatoire sur un véhicule avant de le vendre ; on a fait des propositions qui vont dans ce sens-là. Je pense que les pouvoirs publics ont tardé à prendre conscience de l’importance d’encadrer cette filière reconditionnement-réemploi. Je pense que ça y est, c’est fait, avec la proposition de loi7 qui est actuellement au Sénat, ça y est, ils ont pris conscience qu’il y avait un enjeu à encadrer plus fortement. On espère que les consommateurs et les consommatrices qui vont essayer les équipements reconditionnés ne seront pas déçus grâce à un encadrement plus fort, plus strict de la filière.
Aurélie Luneau : Vous faites référence à la proposition de loi au Sénat en décembre 2020 pour réduire l’empreinte environnementale du numérique.
Vincent Courboulay, on a tous entendu parler du Fairphone8, ce téléphone éco-conçu, en tout cas présenté en tant que tel, mais on sent bien que cette démarche pose quand même aussi la question du modèle économique et de la culture du profit qui est, il faut quand même le reconnaître, encore la base de nos sociétés de consommation. Est-ce que tout cela peut expliquer le fait que les fabricants de téléphonie portable ne se précipitent pas sur ce terrain ? Ce téléphone-là vendu par un fabricant est vendu un peu plus cher mais serait plus éco-conçu et peut-être plus durable, mais il faut bien avouer que s’il y a de nombreux concurrents qui se mettent sur le marché, les prix risquent de baisser et que, pour la concurrence, il y a quand même moins de profits en perspective.
Vincent Courboulay : Tout à fait. Déjà je vous appelle avec un Fairphone, donc ça marche, ça fonctionne.
Après, effectivement, le fait de dire qu’un Fairphone est un peu plus cher, je pense que, peut-être, le Fairphone est à prix plus juste. Ce sont peut-être les autres téléphones qui ont un prix qui est non raisonnable, non responsable. Inverser la problématique peut être aussi une bonne façon de voir les choses et plutôt que de mettre l’accent sur le côté cher du Fairphone, mettre l’accent sur le côté trop peu cher des autres téléphones qui sont quand même, je vous le rappelle, des condensés de technologie assez exceptionnels.
Pour répondre à votre question, le modèle économique, effectivement, est encore plus critique que dans beaucoup d’autres secteurs, puisque, en fait, il est complètement mondialisé, c’est-à-dire qu’un téléphone va être quasiment le même en Chine, aux États-Unis ou en France. Le marché de niche de 60 millions de consommateurs dont un tout petit pourcentage est prêt à payer plus cher un téléphone éthique n’est absolument rien comparé aux milliards, aux millions, aux dizaines de millions de téléphones qui sont vendus chaque jour dans des pays où la conscience environnementale est, à juste titre, surtout je ne pointe pas du doigt, beaucoup moins développée que chez nous.
Le modèle économique s’appuie sur la réalité du marché. La réalité du marché ce sont des milliards d’utilisateurs dans des pays moins développés, qui ont une conscience environnementale moins développée. Donc on se doit de montrer l’exemple.
Tout à l’heure les deux autres intervenants disaient qu’effectivement les impacts étaient déjà là à la fabrication et que la proportion par rapport à l’impact de l’usage qu’on en faisait était finalement plus faible. Oui, certes, mais comme pour tous les autres secteurs de la consommation, ce qu’il faut bien voir c’est que nous donnons, nous Européens occidentaux, pays riches, des signaux de ce qui est fun, de ce qui est cool, de ce qui doit être la norme pour quasiment le reste de la population. Ce qui fait que même si nous réparons nos téléphones ou si nous les gardons plus longtemps, mais qu’on utilise beaucoup plus des plateformes et qu’on bascule complètement sur Netflix, etc., on donne un signal aux autres. En fait, le problème c’est que nous définissons la norme et nous définissons un monde désir. Aujourd’hui le modèle économique est un modèle économique basé sur la notion de désir. On est en train, en France, de basculer de cette notion de modèle économique de désir tranquillement vers un modèle économique du besoin avec l’économie sociale et solidaire, le recyclage, le reconditionnement, etc. Aujourd’hui le modèle économique prégnant dans le monde c’est quand même celui qui correspond à celui du désir, à celui d’un idéal économique.
Le modèle économique du Fairphone existe, c’est un marché de niche. On est encore très loin de ces fameux 4, 5, 8 % qui permettraient d’enclencher un phénomène de boule de neige et qui auraient des répercussions beaucoup plus fortes sur l’intégralité du marché. C’est pour ça que la notion de réponse européenne est fondamentale, c’est-à-dire que nous, marché français, nous sommes ridicules, nous sommes inexistants pour les cadors du domaine. La réponse doit être à un niveau européen.
Aurélie Luneau : Sophie Comte, je sais qu’on parle aussi de l’effet rebond, toute amélioration d’un produit conduit souvent à une augmentation de l’utilisation de ce produit, ce qui n’est pas forcément une bonne chose. Précisons aussi, puisqu’on parlait de la durée de vie, l’obsolescence programmée est interdite depuis 2015 en France, c‘était pour la précision supplémentaire. Peut-être une réaction sur ce qui vient d’être dit ?
Sophie Comte : Oui, effectivement. On a parlé de téléphones reconditionnés et c’est vrai qu’aujourd’hui il y a de plus en plus des plateformes qui proposent cela. Il y a de plus en plus de Français qui sont intéressés par l’achat en reconditionné, il y aurait un quart de Français qui auraient acheté un smartphone reconditionné en 2019. Donc il y a un engouement, il y a une envie, peut-être, d’une consommation plus responsable de la part des Français.
On s’est interrogé sur le reconditionné et le fait que ce soit écologique ou non. Effectivement oui, c’est forcément plus écologique d’acheter un téléphone reconditionné. Après, effectivement, il y a un souci au niveau de la régulation. Les téléphones sont proposés par des reconditionneurs et ces reconditionneurs, eux-mêmes, ne sont pas forcément situés en France, ils peuvent même être à l’autre bout du monde, donc il y a un impact au niveau du transport.
Aurélie Luneau : Il peut aussi y avoir de mauvaises expériences ; elles sont quand même listées, on en connaît tous autour de nous.
Sophie Comte : En tout cas parmi les critères de sélection de ces reconditionneurs, il n’y a pas forcément le critère de l’impact environnemental. C’est un point noir qu’on peut pointer. Il y a des améliorations à faire.
Aurélie Luneau : Peut-être même, justement, sur l’information nécessaire des consommateurs, développer, renforcer cette information environnementale concernant le numérique, Sophie Comte.
Sophie Comte : Oui, tout à fait. Après, pour reparler des plateformes, il y a effectivement aussi des plateformes qui proposent plutôt des circuits courts, en fait, avec l’achat de téléphones via des reconditionneurs qui sont situés en France ; il y a quand même des alternatives possibles. Effectivement peut-être cette volonté de plus en plus de la part des consommateurs d’avoir une consommation plus citoyenne en fait, de s’inscrire dans une démarche plus citoyenne, d’acheter autrement, de consommer autrement.
Aurélie Luneau : Encore faut-il, effectivement, qu’ils puissent être informés. On en parle dans un instant.
Pause musicale :Maison de Terre, Stéfi Celma.
Voix off : France Culture, De Cause à effets, le magazine de l’environnement. Aurélie Luneau.
Aurélie Luneau : C’était Stéfi Celma, Maison de Terre.
C’est la suite de notre émission De Cause à effets sur France Culture consacrée ce soir au numérique et à ses différentes facettes, ce Janus des temps modernes. Un numérique vert, raisonné et sobre est-il en passe de voir le jour ? Comment repenser notre dépendance aux technologies digitales ? Question posée à nos invités ce soir en direct sur France Culture : Sophie Comte, cofondatrice de Chut !, le magazine à l’écoute du numérique, notre partenaire sur cette émission, et dont le dernier numéro propose un dossier complet dédié à ce sujet ; Frédéric Bordage, fondateur du Collectif Green IT, auteur du livre Sobriété numérique paru chez Buchet-Chastel et puis Vincent Courboulay ingénieur et maître de conférences en informatique à La Rochelle Université et auteur du livre Vers un numérique responsable, livre qui paraît ce mois-ci chez Actes Sud.
Tout de suite direction la rédaction des pages « Planète » du journal Le Monde, notre partenaire média dans l’actualité qui touche à l’environnement. Comme d’habitude un coup de projecteur sur une info choisie par l’un des journalistes du quotidien. Bonsoir Perrine Mouterde.
[Partie non transcrite]
Voix off : France Culture, De Cause à effets, le magazine de l’environnement. Aurélie Luneau.
[Extrait d’un reportage de France 3]
Diverses voix off : L’idée est simple, utiliser la chaleur produite par ces ordinateurs. Installées juste en dessous de la piscine, ces six chaudières numériques fonctionnent comme un chauffage central.
– En fonctionnement, ce disque dur va émettre des calories. Ces calories vont être absorbées par ce fluide. Ensuite vous voyez la fontaine, on a un circuit qui vient faire circuler l’huile à travers, en effet, ce disque dur et à travers un jeu d’échangeurs qui ensuite va ramener et transférer ces calories jusqu’à la piscine.
– Dans l’eau, les nageurs de la Butte aux Cailles croient déjà sentir la différence.
– C’est une bonne chose. De toute façon, avec l’été qui arrive ça va chauffer la piscine, mais en hiver on ferait mieux de récupérer l’énergie de ces serveurs, c'est une super chose. Ce sont des économies et on pourrait venir à la piscine en toute saison.
– Puisque cette expérimentation fonctionne, eh bien nous allons pouvoir l’étendre à d’autres piscines, donc avoir un mode de chauffage qui correspond aux objectifs que nous nous sommes fixés en matière de plan climat.
– D’ici 2020 Paris devrait compter quatre autres piscines réchauffées grâce à ces datacenters. Le potentiel est gigantesque. Cela représente huit milliards de téraoctets dans le monde.
[Fin de l’extrait]
Aurélie Luneau : Ce reportage a été diffusé sur France 3 le 8 juin 2017. Cette piscine continue d’agir, en tout cas d’être chauffée par datacenter. Est-ce que ce genre d’initiative ouvre un monde des possibles et une adaptation positive selon vous, Frédéric Bordage ?
Frédéric Bordage : C’est très intéressant. La société s’appelle Stimergy9 et c’est une des petites pépites qu’on a en France, elle est d’ailleurs basée à côté de Grenoble ; c’est le pionnier de ce genre d’installation. C’est très intéressant parce qu’elle a pensé nativement la réutilisation de la chaleur fatale dégagée par les serveurs pour préchauffer l’eau chaude d’une piscine ou l’eau chaude sanitaire d’un logement. Elle utilise des serveurs qui sont eux-mêmes des serveurs reconditionnés, donc elle donne une seconde vie aux serveurs. C’est donc vraiment une solution qui est bien pensée.
On peut aller encore plus loin, c’est ça qui est intéressant. C’est vraiment une de nos petites pépites française qui mériterait d’être plus soutenue, plus mise encore en valeur comme vous le faites ce soir. On peut aller encore plus loin. On a par exemple éco-conçu un service numérique pour une startup, Weatherforce10, basée à Toulouse, qui fait des prévisions pluviométriques et qui se demandait comment réduire ses impacts environnementaux. Au niveau de son datacenter, elle ne peut pas faire mieux, parce qu’elle fait beaucoup de calculs et les prévisions de pluviométrie ce sont des calculs.
Par contre, pour pouvoir attaquer les pays émergents commercialement, donc en faire un facteur de business qui fonctionne tout en réduisant son impact, on a trouvé la solution, une solution pour diffuser l’information auprès de ses clients dans des pays émergents, en Côte d’Ivoire par exemple, où quand on a 50 paysans, on a viré 48 smartphones qui ne servent à rien. Pour éviter que les paysans soient obligés de s’équiper de smartphones pour bénéficier des prévisions pluviométriques, on les a remplacés par les tableaux noirs de l’école avec des messagers qui sont les enfants des agriculteurs.
On pense qu’on peut concevoir un numérique complètement différent, alternatif, où on va associer de la low-tech avec de la high-tech, donc on va associer des tableaux noirs avec des super calculateurs et c’est la seule façon d’avoir du numérique demain puisque que le numérique est une ressource critique non renouvelable qui s’épuise inévitablement.
Donc il faut aller très loin, de façon radicale, en facteur quatre que vous avez cité au début de l’émission, si on veut économiser cette ressource critique.
Aurélie Luneau : Ce que vous nous dites, Frédéric Bordage, c’est intéressant. Ça veut dire que finalement il y a des idées, des initiatives qui viennent de ces jeunes pousses, notamment sur notre territoire en France et probablement dans d’autres pays en Europe ou ailleurs. Ces solutions viennent de ces jeunes gens, peut-être, plutôt que des GAFAM. C’est ça ?
Frédéric Bordage : Complètement. Les GAFAM sont très forts pour optimiser des processus disfonctionnants, c’est-à-dire qu’ils vont optimiser leurs datacenters comme avant, mais ils n’ont aucun intérêt puisqu’ils vous vendent – je peux peut-être citer des marques puisqu’on parle des GAFAM – si on prend l’exemple d’Apple : il nous vend le téléphone et le contenu qui va dedans ; si on prend Microsoft il nous vend, etc. C’est vrai à peu près pour tous, concrètement. Donc ils n’ont aucun intérêt à changer de modèle. La disruption, le caractère vraiment innovant vient aujourd’hui de startups et particulièrement de la France où, un peu comme on a eu un siècle des Lumières, on a vraiment un siècle des lumières du numérique responsable en France aujourd’hui. Pour une fois, je pense qu’il faut souligner cette exception française.
Aurélie Luneau : Qu’est-ce que vous pensez de la polémique autour de la 5G ? Est-ce qu’elle est fondée, infondée ? On entend dire beaucoup de choses, notamment que finalement cette 5G éviterait aussi, peut-être, des émissions de gaz à effet de serre parce que la technologie serait plus performante, donc moins polluante.
Frédéric Bordage : La 5G est intéressante parce que c’est une cristallisation sur une technologie particulière. Pourquoi ? On ne s’est pas posé la question sur la 4G, il faut se poser cette question-là. Donc elle montre que la démocratie est vivante, que les citoyens, les auditrices, les auditeurs s’emparent du sujet. Ce qui se passe autour de la 5G est très intéressant. Après, c’est une technologie comme une autre, qui devrait être utilisée pour ses savoir-faire spécifiques, ses utilisations spécifiques. Malheureusement, elle est détournée aujourd’hui pour en faire un argumentaire commercial par les opérateurs qui vont bientôt vous engager à renouveler votre abonnement 24 mois pour bénéficier de la 5G, de son débit, du téléphone. Posons-nous la question : pourquoi avons-nous des durées de vie de deux ans, de 24 mois exactement, des smartphones en France ?
La 5G est une technologie qui a un intérêt, comme toutes les technologies, mais qui, malheureusement, est mal utilisée pour des raisons purement économiques aujourd’hui.
Aurélie Luneau : Vincent Courboulay, est-ce que la solution viendra, justement, d’un autre univers que celui des GAFAM ? Un peu votre position par rapport à ces questions qui aujourd’hui, on le sent quand même, cristallisent aussi les débats dans les sociétés.
Vincent Courboulay : En plus, ce que je disais un peu au début, ce sont des problématiques qui sont protéiformes, c’est-à-dire qu’il n’y a pas simplement le côté environnemental. Se greffe à ça le côté surveillance, le côté monopole, le côté opposition aux GAFAM versus leur alter ego chinois qu’on appelle les BATX qui sont Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi, Huawei. On est au milieu d’une guerre économique avec les États-Unis qui blacklistent les antennes 5G d’opérateurs chinois. On est en plus, comme disait effectivement Frédéric Bordage, dans un moment démocratique assez hallucinant où, en même temps qu’on développe une convention citoyenne on est capable, en deux phrases, de boucler le sujet de la 5G en disant « Messieurs-dames Amish, circulez, il n’y a rien à voir ! » C’est vrai que cette notion de 5G est très clivante et très cristallisante.
Et puis, il faut être honnête, quand aujourd’hui les GAFAM se targuent d’avoir des plans d’effacement de la dette environnementale depuis le début de leur histoire, des plans de neutralité carbone dans les six mois, etc., il faut voir aujourd’hui, finalement, le périmètre d’action de ces opérateurs ; le périmètre de fabrication n’est pas inclus, tout est sous-traité aujourd’hui. Finalement, quel est le vrai périmètre de ces opérateurs-là ? S’il s’agit de mettre quelques milliards d’euros pour mettre des panneaux solaires sur les datacenters ou de faire tourner les bâtiments de leurs ingénieurs, on a envie de dire, au minimum, vu ce que vous gagnez, ça parait la moindre de choses. Le jour où véritablement on aura passé un cap c’est quand les GAFAM s’impliqueront auprès de leurs sous-traitants ; c’est quand les GAFAM fermeront des services soi-disant inutiles ; c’est quand les GAFAM feront des services qui tournent sur des téléphones d’hier. C’est ce que j’ai l’habitude de dire. La loi de Moore dit que les puissances de calcul doublent tous les deux ans. Donc les gens qui vont développer des services numériques disent « on va les développer pour des ordinateurs ou des smartphones qui sortiront dans un an ou deux ans, donc plus puissants ». Il y aura un vrai changement de mentalité, un vrai changement d’économie quand les opérateurs ou les fournisseurs de services fourniront des services non pas capables de tourner sur des machines de demain, mais il y aura un changement fondamental dans nos sociétés quand on fournira des services innovants, capables de tourner sur du matériel d’hier. C’est vraiment là l’enjeu qu’il faut avoir.
Aurélie Luneau : Frédéric Bordage, vous voulez réagir ?
Frédéric Bordage : Non.
Aurélie Luneau : Comme le disait Sophie Comte tout à l’heure qu’il y avait quand même la question de la version des logiciels qui ne permettent pas toujours de recycler sans fin. On voit bien que nos outils numériques nous demandent aussi des mises à jour. C’est aussi tout ce système dans lequel les utilisateurs peuvent se sentir piégés. Les GAFAM, peut-être qu’il faut qu’on le précise pour ceux qui ne se souviendraient pas, c’est donc Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft.
Sophie Comte, la question se pose aussi de cette responsabilité élargie qui touche désormais les producteurs, ce numérique vert. Vous avez des partenaires avec le magazine Chut !. Est-ce que vous sentez, vous percevez peut-être ce monde différemment par rapport à Vincent Courboulay ou Frédéric Bordage ou alors vous rejoignez leur regard sur ce monde-là ?
Sophie Comte : Je pense que l’engagement pour un numérique vert de la part des GAFAM est encore timide, mais on voit qu’il y a une prise de conscience et je pense qu’elle vient aussi des mouvements citoyens en fait, justement aussi de cette prise de conscience citoyenne qui va peut-être, je l’espère, progressivement obliger les grandes entreprises de la tech à revoir leur façon de travailler. Il y a déjà des initiatives qui sont là, qui arrivent doucement. Après, est-ce qu’elles sont suffisantes ?, peut-être pas, mais ça arrive. On a par exemple Microsoft qui a immergé des datacenters sous l’eau pour justement pallier ce problème de climatisation des datacenters qui est très énergivore, ce sont d’énormes serveurs qui demandent à être refroidis, donc des systèmes de climatisation qui sont en place ; ça peut être une solution de les immerger.
Après, si on parle de GAFAM à proprement parler, on parle de Facebook par exemple et l’un des problèmes de Facebook ce sont les vidéos qui se lancent automatiquement. Là on est dans le contre-modèle complet du numérique vert avec ce système de vidéos qui se chargent automatiquement sans que vous l’ayez demandé.
Donc oui, il y a des initiatives qui émergent. Ces grandes entreprises ont effectivement un rôle à jouer, un rôle d’exemplarité, en fait, qui doit encore faire ses preuves.
Aurélie Luneau : Frédéric Bordage, Sophie Comte parlait de ces vidéos. Ça fait référence à la façon dont le numérique, finalement, entre dans nos vies, nos vies privées, et de quelle façon est-ce que nous-mêmes pouvons peut-être reprendre le contrôle, parce que ces vidéos ce sont aussi des algorithmes, des biais informationnels et c’est cette fameuse bulle de filtres, je crois qu’on appelle aussi ça chambre d’écho, mais qui réagit selon nos clics et qui, finalement, nous suit, est totalement renseignée sur nos pratiques.
Frédéric Bordage : Oui, c’est vrai qu’on est pistés dans nos pratiques.
J’aimerais insister sur le fait qu’il y a une très bonne nouvelle pour ce début d’année 2021 sur la sobriété numérique, c’est nous en fait, nous les utilisateurs qui avons les cartes en main. On peut utiliser des solutions alternatives, il existe des logiciels alternatifs à ceux de Google, il existe des Fairphone alternatifs à ceux d’Apple, etc. Il y a des alternatives, donc c’est à nous, en tant que consommateurs et citoyens, de le décider. Le bio se développe énormément et s’est développé parce qu’on a commencé à en manger. Si on veut, demain, avoir des smartphones sans minerai de conflit dedans, équitables et éco-conçus, eh bien il faut en demander. Donc c’est nous, consommateurs et consommatrices, qui avons les cartes en main. Je voudrais vraiment insister sur cette dimension qui est réjouissante d’une certaine façon parce que c’est à nous de vraiment décider de la faire, c’est-à-dire que nos actes soient en accord avec nos pensées.
Après, concrètement, il y a quatre gestes qui nous permettent de réduire notre empreinte : c’est éteindre ses box quand on dort ou qu’on quitte son domicile ; c’est se poser la question : ai-je vraiment loupé ma vie si je n’ai pas de montre connectée à 40 ans ?, donc éviter de se sur-équiper ; favoriser le réemploi et puis regarder la télé via la TNT ou écouter la radio via la radio quand on l’écoute en direct par exemple. Ces gestes sont simples, ils ne coûtent rien et ce sont ceux qui vous permettent de réduire considérablement votre empreinte numérique concrètement.
Aurélie Luneau : Des gestes dont vous nous faites bénéficier, je le précise, dans votre livre, comme Vincent Courboulay d’ailleurs. Vous nous proposez aussi, à la fin de votre libre, une journée dans la vie d’un citoyen numériquement responsable et il y a effectivement des gestes que l’on méconnaît totalement ou alors on ne se rend même pas compte qu’on a la main sur nos vies numériques, finalement.
Vincent Courboulay : Oui, absolument. On a la main sur tout. On a la main sur notre façon de consommer, de se nourrir, de s’habiller et de consommer le numérique, effectivement. La solution est individuelle, mais elle est aussi collective, elle est aussi étatique. Par exemple, grâce à une mobilisation citoyenne, des propositions citoyennes et une appropriation de l’État, depuis le 1er janvier il existe, de façon obligatoire, sur cinq produits dont les smartphones et les ordinateurs, un indice de réparabilité qui va permettre, un peu commne le Nutriscore dans les aliments, de dire « si vous achetez cet ordinateur ou si vous achetez ce téléphone, sachez qu’il est réparable ». Et aujourd’hui c’est de ça dont on a besoin. Globalement – je déteste utiliser cette expression – les gens sont aujourd’hui, pour beaucoup, en attente de meilleure consommation, de mieux consommer, mais pour ça il faut leur en donner les outils sans avoir un bac plus 42 ou sans avoir deux heures pour aller creuser Internet pour savoir véritablement comment tel ou tel outil s’utilise de façon plus sécurisée.
Il y a tout un écosystème à mettre en place. Il y a aussi le bouche-à-oreille, il y a aller voir son voisin, aller voir ses parents. Quand on offre un cadeau, expliquer d’où vient ce cadeau. Le fait de dire « je ne t’ai pas acheté du neuf, par contre je t’aime bien ».
Aurélie Luneau : Informer.
Vincent Courboulay : Voilà, informer. Former et informer, ce sont vraiment deux piliers fondamentaux pour la société de demain et je dis véritablement demain, je ne dis pas dans la génération d’après, je dis demain.
Aurélie Luneau : Pour informer et renseigner, je renvoie nos auditeurs vers vos livres respectifs. Merci à tous les trois.
Frédéric Bordage, votre livre s’intitule Sobriété numérique, il est paru chez Buchet-Chastel et puis il y a aussi le site greenit.fr à investir.
Vincent Courboulay, votre livre s’intitule Vers un numérique responsable et il paraît chez Actes Sud le 20 janvier.
Sophie Comte, on renvoie bien sûr sur Chut !, le magazine à l’écoute du numérique. On le trouve partout en kiosque en librairie ou ailleurs.
Bien sûr toutes les informations, les références sont à retrouver sur le site de l’émission franceculture.fr, rubrique De cause à effets, téléchargement, réécoute à votre disposition.
Mardi prochain nous irons du côté des néoruraux pour dresser un bilan de leur choix de vie pour le meilleur ou le pire. Le bonheur est-il toujours dans le pré ? Ce sera la question posée. En tout cas le bonheur est sur France Culture.
- 1. Collectif Green IT
- 2. Chut !
- 3. The Shift Project
- 4. ISO/TR 14062:2002 - Management environnemental — Intégration des aspects environnementaux dans la conception et le développement de produit
- 5. ISO 14044:2006 - Management environnemental — Analyse du cycle de vie — Exigences et lignes directrices
- 6. ISO 14040:2006 - Management environnemental — Analyse du cycle de vie — Principes et cadre
- 7. Proposition de loi visant à réduire l’empreinte environnementale du numérique en France
- 8. Fairphone
- 9. Stimergy
- 10. Weatherforce