La directive droit d’auteur inscrit dans le droit la censure automatisée - Benjamin Sonntag
Titre : Benjamin Sonntag : « La directive droit d’auteur inscrit dans le droit la censure automatisée »
Intervenants : Benjamin Sonntag - Pablo Pillaud-Vivien
Lieu : La Midinale - Regards
Date : 27 mars 2019
Durée : 10 min 40
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Licence de la transcription : Verbatim
Illustration : Benjamin Sonntag, 2013, Benjamin Sonntag Photos, auteur Elisian - Licence CC BY-SA 2.0 FR
NB : transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.
Description
La directive droit d’auteur a été adoptée hier au Parlement européen. Avec quelles conséquences ? Une alternative…
Transcription
Voix off : Regards - Prunelles aiguisées - « La Midinale » par Pierre Jacquemain et Pablo Pillaud-Vivien tous les jours à 12 heures 30.
Pablo Pillaud-Vivien : Bonjour Benjamin Sonntag.
Benjamin Sonntag : Bonjour.
Pablo Pillaud-Vivien : Vous avez cofondé La Quadrature du Net, une association de défense des droits et des libertés des citoyens sur Internet. Si on vous a invité aujourd’hui c’est que hier a été votée au Parlement européen une directive qui encadre le droit d’auteur. Vous pouvez nous expliquer ce que ça va changer, ce que ça veut dire.
Benjamin Sonntag : Ça va changer beaucoup de choses. Il y a deux articles qui sont passés qui nous posent le plus problème. Le premier c’est sur les citations de presse. L’idée c’est que aujourd’hui des sites comme Google News reprennent le titre, un morceau de vignette, d’image et trois mots, une phrase de l’article de presse. Eh bien demain les plateformes comme Google vont devoir payer pour pouvoir citer ne serait-ce que le titre et cinq mots d’un article de presse. Donc ça va être encore une usine à gaz qu’on va monter pour quelque chose qui, peut-être, pose problème à la presse, mais ce n’est pas ça qui va améliorer le modèle économique de la presse. Nous on regarde ça avec beaucoup de circonspection, on pense que ça va être juste inutile.
Pablo Pillaud-Vivien : C’est quand même une façon d’aller chercher de l’argent chez Google et de le donner aux éditeurs de presse.
Benjamin Sonntag : Oui. Mais ça veut dire que les éditeurs vont encore plus dépendre de Google et d’autres plateformes de ce type. Donc l’indépendance de la presse qui est actuellement pour moi assez nulle du fait qu’elle est possédée majoritairement par des milliardaires va continuer à prendre des coups parce qu’elle va être possédée par des sociétés capitalistiques milliardaires aussi.
Ça n’améliore pas, je pense, la situation d’indépendance des citoyens vis-à-vis de la qualité de ce qu’ils pourraient trouver en ligne sur Internet, ou dans le monde réel !
Pablo Pillaud-Vivien : Ça c’était le premier point.
Benjamin Sonntag : Ça c’est le premier point, le plus petit. Le plus important c’est ce que nous on appelle la censure algorithmique ou la censure automatisée. C’est quelque chose qui existe déjà : sur une plateforme comme YouTube il y a un système qui s’appelle Content ID, qui a été mis en place par les ingénieurs de YouTube, de Google donc, qui bloque et qui démonétise ou qui carrément censure des vidéos sous prétexte qu’elles ont des petits morceaux ou des gros morceaux d’œuvres protégées par le droit d’auteur. Ça peut être des morceaux de films, ça peut être des morceaux de musique, ça peut être des petits morceaux de musique, ça peut être de petits morceaux de films, le problème c’est que ces systèmes algorithmiques ne sont pas du tout malins, ils n’ont pas la capacité à comprendre qu’il y a des exceptions dans le droit d’auteur pour le pastiche, pour le droit de citation, pour certaines formes de remix, donc déjà aujourd’hui ça pose un problème.
Ce que fait cette directive c’est qu’elle met dans le droit le fait que les grosses plateformes vont être obligées de disposer de ce genre de système de censure automatique. Eux parlent de filtrage sur des algorithmes, nous on utilise les vrais mots qui consistent à montrer ce que ça fait dans le monde réel : c’est de la censure et elle est algorithmique et elle est automatisée. Donc on dénonce cette censure automatisée parce que même si elle ne s’applique qu’aux grandes plateformes elle n’est pas du tout capable de comprendre la complexité et la finesse du droit d’auteur et surtout, elle est poussée en masse par beaucoup de Français mais surtout ceux qu’on appelle les ayants droit c’est-à-dire des grosses sociétés qui possèdent des pools d’artistes, un peu comme du bétail, et qui, d’ailleurs, souvent emmènent les artistes au casse-pipe pour défendre cette directive alors elle na va pas apporter quoi que ce soit aux artistes, notamment pour l’accès à leur public ou pour mieux vivre de leurs œuvres. Et pour terminer, le principal problème ce n’est pas tant que cette directive institue cette censure automatisée, c’est qu’elle la met dans le droit et elle ouvre, pour nous, une boîte de Pandore qu’on ne pourra pas refermer de sitôt on le craint de permettre une censure automatique et ça c’est un véritable problème.
Pablo Pillaud-Vivien : Mais là, quand vous parlez, on a l’impression que vous voulez laisser une totale liberté voire une totale impunité aux géants du Net comme Google, Amazon.
Benjamin Sonntag : Les géants du Net ont déjà une responsabilité qui fait d’ailleurs qu’ils appliquent déjà cette censure automatique ; ils n’ont pas attendu le droit pour censurer en masse. Le problème c’est que nous on essaye de trouver une balance. On ne veut pas qu’ils aient un pouvoir illimité, qu’ils puissent faire ce qu’ils veulent sur Internet, évidemment. Le droit s’applique dans chaque pays.
Pablo Pillaud-Vivien : On parle souvent de pillage des contenus par ces géants du Net, c’est-à-dire qu’en fait eux utilisent déjà des contenus sur lesquels eux ils se font grassement.
Benjamin Sonntag : Ce n’est pas tant les géants du Net qui utilisent ces contenus que les internautes qui publient ces contenus à destination de leur public. Il y a une espèce de jeu de dupes.
Pablo Pillaud-Vivien : Les internautes ne gagnent pas d’argent alors que Google gagne beaucoup d’argent
Benjamin Sonntag : Il y a pas mal d’internautes qui gagnent de l’argent aujourd'hui.
Pablo Pillaud-Vivien : Moins que Google.
Benjamin Sonntag : Beaucoup moins que Google, évidemment. Le principal problème pour nous c’est aussi que ces grosses plateformes avalisent le modèle économique de la publicité ciblée. Indépendamment de la directive européenne, nous on la combat évidemment, d’ailleurs elle est probablement massivement illégale depuis la directive RGPD1 de l’an dernier, en mai 2018 : la publicité ciblée est probablement totalement illégale en droit européen, mais les autorités nationales type la CNIL n’ont peut-être pas encore mesuré à quel point il faudrait agir pour faire appliquer le droit.
Il y a tout un jeu d’influences, de rétro-influences dans tous les sens sur des ayants droit qui essaient de faire du beurre sur le dos des artistes, de Google, Facebook, YouTube qui font du beurre sur le dos des artistes, bien souvent aussi, tout ça n’a jamais favorisé les artistes. Déjà à l’époque on dénonçait avec HADOPI2 le fait que c’était une mauvaise réponse à un faux problème, on voit ce qu’a donné HADOPI depuis.
S’il vous plaît, essayez d’écouter un peu les citoyens qui se mobilisent, qui réfléchissent aux enjeux du numérique et aux enjeux des plateformes et qui disent : « Vous êtes en train d’apporter une mauvaise réponse à un faux problème ». Là on est en train d’annoncer la même chose. On verra dans dix ans ce que ça a aura donné. Google aura continué à être Google, les artistes continueront à se plaindre parce que leurs ayants droit leur diront de se plaindre parce qu’ils ne font assez de blé sur leur dos. Ça n’aura pas amélioré la situation des artistes, ni Google, ni les SACEM et compagnie.
Pablo Pillaud-Vivien : Du coup vous proposez quoi comme alternative pour rétribuer justement ces producteurs de contenus ?
Benjamin Sonntag : On le proposait déjà en 2008 ; on proposait une licence globale à l’époque, on pense toujours que c’est une bonne solution.
Pablo Pillaud-Vivien : Est-ce que vous pouvez expliquer rapidement ce qu’est la licence globale ?
Benjamin Sonntag : L’idée de la licence globale3, après il faut voir, le diable est dans les détails évidemment, c’est de proposer de prendre quelques euros sur les abonnements internet pour financer la culture donc pour les artistes musicaux, films, séries, les youtubeurs et compagnie ; ça peut aller très loin, aussi sur les livres, ça peut couvrir un peu tous les arts, en échange d’une légalisation, et là on est très précis, du partage hors marché entre individus.
L’idée c’est de dire quand on échange avec d’autres personnes des séries, des films, de la musique, parce que c’est ce qu’on aime, parce que c’est ce qui nous passionne, parce que c’est ce qu’on admire, qu’on puisse le faire légalement. Ça existe depuis toujours, ça existe depuis la cassette audio, ça existe même depuis avant la cassette audio, ça n’a jamais tué des artistes comme on l’a entendu bien souvent en forme de propagande éhontée.
Nous on propose déjà des modèles vertueux qui permettent à la fois de légaliser le partage et à la fois de rémunérer les artistes. Après nous on n’est pas non plus artistes, moi je ne suis pas versé dans ces domaines-là. Ce que je vois c’est qu’on applique de la censure, on applique des écoutes sur Internet avec HADOPI, des choses qui ne marchent pas, on le voit avec HADOPI. Là on s’attend à ce que ça n’ait aucun effet sur les grosses plateformes. D’ailleurs on ne défend pas les grosses plateformes, nous on attaque les GAFAM, on les a même attaqués en plainte de groupe l’an dernier dans le cadre du RGPD et les affaires sont en cours ; on attaque vraiment ces grosses plateformes, mais ce qu’on craint et c’est ce qui arrive toujours dans le droit, ça se voit dans plein de sujets, c’est ce qu’on appelle mission creep, l’extension du domaine des lois. Typiquement cette loi aujourd’hui, cette directive européenne ne va s’appliquer qu’aux gros acteurs, typiquement des Google, Facebook, Twitter, ce genre de plateformes. On s’attend à ce que demain soit dans des droits locaux, puisque cette directive doit être appliquée [transposée] dans le droit local des pays membres, soit plus tard dans une version deux de la directive, qu’ils appliquent ça à toutes plateformes. Et dans ces cas-là des plateformes vertueuses qu’on appelle de nos vœux, des systèmes comme Mastodon4, des systèmes comme Diaspora5 qui sont des alternatives libres, décentralisées surtout, à Google, Facebook, Twitter ou ce genre de service, ces plateformes-là vont morfler très sérieusement si demain elles sont obligées de mettre en place des algorithmes qui sont extrêmement complexes, qui sont extrêmement coûteux, de censure préventive de contenus.
Et puis même, l’idée c’est quelle société on crée quand on met dans le droit des systèmes de censure préventive. Nous ça nous paraît extrêmement choquant dans l’équilibre des droits entre les libertés fondamentales et le bien-être des artistes, la capacité d’innover, la capacité aussi de lutter contre des monopoles comme YouTube ou Facebook.
Pablo Pillaud-Vivien : J’ai lu dans un éditorial du Monde que finalement cette bataille entre ceux qui étaient pour ou contre la directive c’était une bataille entre ceux qui étaient pour la démocratie, enfin ceux qui se battaient pour la démocratie, pour plus de démocratie et ceux qui se battaient pour plus de liberté. Est-ce que c’est comme ça aussi que vous envisagez la bataille ?
Benjamin Sonntag : Hou là ! Déjà ça me parait compliqué de pousser aussi loin. Nous on se bat à la fois pour la démocratie et pour la liberté. La démocratie ce n’est pas juste le vote et la liberté ce n’est pas juste la liberté de faire n’importe quoi ; ça s’arrête là où commence celle d’un autre. Il faut rappeler ces fondamentaux-là et on a souvent à faire à énormément de ce qu’on appelle du FUD [Fear Uncertainty and Doubt], de peurs, d’incertitudes et de doutes qui sont posés là pour essayer de défendre telle ou telle opinion. Je prends l’exemple de monsieur Cavada qui récemment disait que les manifestants en Allemagne – il y avait plusieurs dizaines de milliers de manifestants en Allemagne contre cette directive – étaient payés par les GAFAM. Je n’ai entendu aucun journaliste en entendant ça lui dire « OK, vous avez quoi comme preuve ? » Donc les débats sont très sanguins. On peut mettre des grands mots comme « démocratie » ou « liberté » dans cette histoire. Moi ce que je vois c’est que c’est aussi une histoire industrielle, qui a des enjeux industriels et Google a poussé de tout son poids contre cette directive. On s’est retrouvés avec eux quelque part dans ce combat parce qu’elle [la directive] nous paraît vraiment attentatoire aux libertés dans le sens où elle institue dans le droit des censures automatisées et ça, ça nous paraît totalement délirant. Après on est contre Google sur tout le reste des sujets parce que c’est une société qui fait du fichage en masse d’individus pour de la publicité ciblée de manière totalement illégale.
On peut dire que c’est démocratie contre liberté ; nous on dit surtout que c’est démocratie et liberté contre monopole et business as usual.
Pablo Pillaud-Vivien : Merci beaucoup Benjamin Sonntag.
Benjamin Sonntag : Avec grand plaisir.